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24 Février 2009
J'ai ainsi marché dans les villes et franchi les portails, les palissades, les points de contrôle ; j'ai fait le siège des autorités pour toutes les permissions de photographier qu'il faut cent fois redemander ; j'ai fait l'idiot devant le milicien qui interdisait, et l'étonné quand il pointait sa kalachnikov vers moi ; je me suis planté là, d'une main la mise au point de l'appareil, de l'autre un signe d'incompréhension désolée. Comme un pro, comme dans les films.
Peut-on voir ce qui ne veut se dévoiler ? Peut-on entendre ce qui se tait ? Peut-on comprendre ce qui refuse de s'expliquer ? Qu'y avait-il donc à cacher qu'une tendresse impudique ne saurait aimer quand même, et que pouvions-nous faire, eux et moi, d'une empathie intrusive que l'éloignement, la solitude et le risque ne sauraient tout à fait excuser ?
Du nouvel ordre irakien, j'ai pourtant perçu la désillusion. Aux années noires de la répression de Saddam Hussein, suivent des années grises.
Entre l'incertitude quant à l'avenir (le départ prochain des américains, la perméabilité d'un territoire où s'enchevêtrent les autorités, leur défaite dans la bataille de Kirkouk et de son pétrole, la volonté du reste de l'Irak de recouvrer son unité) et la réalité sociale d'une jeune nation où quelques uns flambent en 4X4 - responsables politico-militaires, importateurs de produits turcs, entrepreneurs en bâtiment - quand le reste de la population vit dans la misère, je n'ai vu qu'ennui, désoeuvrement, fatalisme ou désarroi.
Quelques bonnes âmes - je suppose américaines, on ne prête qu'aux subprimers - ont glissé à l'oreille du pouvoir régional, nos amis Barzani et Talabani, que le Kurdistan pourrait devenir une sorte de nouveau Dubai (moyennant une législation favorable aux investisseurs, comme on dit poliment). Ainsi, les 17% de la manne pétrolière irakienne qui ont été alloués aux régions kurdes (en échange, ils ont renoncé à leur prétention sur Kirkouk), et les aides internationales, financent-elles un programme immobilier à peine croyable.
Les grandes villes, Soulemanieh notamment, sont devenues un gigantesque chantier où s'affairent des ingénieurs turcs et des ouvriers bangladais. On construit à n'en plus finir immeubles de bureaux et malls gigantesques dont on se demande bien quelles activités ils pourront accueillir une fois achevés. J'ai parfois eu le sentiment qu'on plantait là un décor - béton, alu et verre fumé - d'une réussite à tout prix, et qu'il ne resterait de cela que des ombres dans quelques années. Car autour de ces immeubles, il n'y a rien, sinon quelques échoppes à grillades, bazar à camelote, électro-ménager du géant turc Arçelik... et terrains vagues.
La richesse potentielle du Kurdistan est son agriculture. Il y a ici le sol et l'eau, ce qui au Moyen-Orient, est un privilège rare. Pourtant, les villages détruits par l'armée irakienne, vingt ans auparavant, n'ont toujours pas été reconstruits. Les plaines kurdes n'accueillent que des cultures extensives, presque jamais irriguées, peu mécanisées. La culture sous tunnel est quasiment inexistante, et les vergers restent absents du paysage. Les bourgades rurales demeurent misérables et ennuyeuses. Les jeunes ne rêvent que de les fuir.
Cette impasse sur le seul réel potentiel du pays est restée pour moi une énigme, jusqu'à ce que je rencontre un vieil ingénieur à la retraite, baassiste autrefois aisé, et réduit à une quasi-marginalité. Il m'a reçu avec l'élégance d'un noble déchu dans son réduit qui tenait plus du sqatt que du domicile (une boutique désaffectée, un réchaud, une télé, un lavabo...). Selon mon hôte, le nouveau pouvoir ne tient pas plus que le précédent à ce que les villages renaissent. Maintenir la population dans les grandes villes permet un meilleur contrôle politique et militaire, alors que ne manqueraient pas de surgir des pouvoirs locaux, vieille tradition kurde, si la ruralité renaissait de ses cendres.
La démocratie cent fois vantée ici n'exclut ni le contrôle, ni l'allégeance, ni le clientélisme...
J'ai beaucoup enquêté sur la jeunesse, les lycées, les universités. J'ai parfois vu des enseignants habités par la passion d'apprendre et de transmettre (avant la guerre, l'Irak était de très loin le pays du Moyen-Orient le plus avancé dans ce domaine, et plutôt que la main basse sur le pétrole de ce pays, je crois que c'est ce que nous avons voulu, en premier lieu, détruire). J'ai aussi constaté l'effort du gouvernement régional à doter l'université de locaux décents, et j'ai été accueilli avec chaleur dans la toute nouvelle résidence universitaire d'Erbil où règne une convivialité masculine plutôt engageante.
Plus que la situation matérielle difficile, mais variable, des étudiants et les frustrations propres à cet âge (cent fois on me demanda comment les jeunes pouvaient s'aimer dans mon pays, car on se fréquente peu entre garçons et filles dans un Kurdistan resté très traditionnel), j'ai été frappé par l'absence de projet de ces jeunes gens. Les études sont un temps de l'existence, pas une préparation à la vie adulte et active. L'enseignement est plus subi que perçu comme une occasion d'ouverture et d'aventure de l'esprit. Le futur professionnel et social dépend de la famille d'origine comme me l'avoua benoîtement un fils de bonne famille qui partira l'an prochain étudier... à Londres, avant de s'investir dans les affaires de son père.
L'ordre règne donc au nord de l'Irak, et les espoirs fiévreux de mes amis kurdes de Turquie ne s'y sont pas réalisés.
Pas encore, dira-t-on.
Sur la route qui nous conduit à Mardin, au retour, j'en éprouve de la mélancolie. Avec l'audace de ses vingt ans, mon voisin, turkmène de Kirkouk, profite alors de la promiscuité de la voiture bondée pour glisser sa main dans la mienne et l'étreindre à toute force, et d'un regard me promettre lui-même.
C'est peu dire que cette rencontre-là me fut douce.