La lettre volée

Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...

Commentaire sur des notes sur les Mémoires de Jean Monnet

Quelques échanges avec Thomas Rudolf m'avaient convaincu de lui adresser mes notes sur les Mémoires de Jean Monnet. Il tient un site à l'enseigne Rénovez maintenant, journal d'un Cimbre (Cimbres : peuple du Nord de l'Italie parlant une langue germanique, selon Wikipedia, je ne sais pas si cela s'applique à l'Alsace).

C'est touffu (un peu trop pour le lecteur effrayé par les logos et renvois multiples), dense (ce sont des articles plus que des billets), mais très riche et réfléchi. Le Cimbre est en effet un universitaire de la fac de Strasbourg, qui suit d'assez près l'actualité sur des sujets tels que l'aide au développement et pas mal d'autres sujets (par exemple, un excellent papier récent sur retraites et fonds de pension).


Bref, il m'a renvoyé une réactionsur les Mémoires de Jean Monnet, que j'ai bien aimé et qu'il m'a autorisé à reproduire ici. Je me suis contenté de passer quelques extraits en gras, en ajoutant également une réponse en début du texte. Ce papier m'a notamment fait réfléchir aux raisons, internes à l'Union européenne, qui font que les Etats-Unis sont acceptés comme référence, avec une Europe qui va même plus loin que son modèle dans la destruction de l'Etat. Et j'aime beaucoup la touche personnelle de départ, sur l'Europe américaine.


*


Salü Dü-eu,

j'ai donc lu ton analyse sur Monnet.
J'en avais l'intuition depuis longtemps, j'avais écrit dès le début de mon site vers 2006, qq billets sur l'Europe avec comme titre provocateur le nom de Monnet. Mais dans un écrit personnel, je me suis aussi penché dessus dès 1990, justement après la Chute du Mur.

Tu parles de "décideur de l'extérieur" pour légitimer la planification de Monnet inspiré de son grand' ordre.

Je pense que, comme dans la physique quantique, et la physique du palpable, nous avons deux dimensions qui fonctionnent ensemble de manière indécrochable.

Mais d'abord, là où je ne suis pas en harmonie avec toi, est qu'avant tout je suis proche de l'idée que l'homme est responsable. Éduqué en Alsace avec les récits de guerre et de KZ, je ne peux me permettre de croire seulement que l'homme n'est qu'un objet d'un planificateur situé au-dessus de lui. Mais ce n'est pas sur cette strate de la dualité que je place l'imbrication des deux dimensions indécrochables.


[je ne nie pas l'idée d'une responsabilité individuelle, je crois juste qu'une communauté politique doit se doter d'un pouvoir sur elle-même pour être effective. Or l'Europe de Monnet, qui rejette l'Etat, a du coup trouvé ce pouvoir à l'extérieur, aux USA.]



Historique: étant né en 53, je me souviens que ça m'énervait déjà vers 1959 que mes parents parlent avec tellement d'admiration d'une Madame Braun, notre voisine, femme d'un gradé de l'armée américaine qui était aussi basée à Colmar. Je dis 59, car nous avions déménagé en 59 pour aller dans les Vosges alsaciennes francophones de la Vallée de Sainte Marie-aux-Mines. Ma mère faisait par lessiveuses pleines les petits gâteaux de Noël, et Madame Braun nous en apportait une petite boîte, comme dans les supermarchés d'aujourd'hui, emballés par vingtaine sous deux emballages. Ma mère admirait cette merde frustrante alors qu'elle remplissait des lessiveuses de ses petits gâteaux tellement meilleurs et plus créatifs. Je sentais que ma mère se reniait et reniait son art. Tout ceci pour dire qu'il y avait fascination de l'Europe pour les USA à la maison.



Comme promenade du dimanche mon grand-père m'amenait de l'autre côté des Vosges, en Lorraine pour aller voir, en Renault Dauphine mais encore en R8 Major, la base aérienne des américains de Phalsbourg. Ceci vers 1962. Il en pissait dans son fut de voir décoller les kampfjet US. J'étais très gêné de voir son admiration, je n'avais qu'une dizaine d'années, mais je sentais que ce n'était pas normal d'un Monsieur instruit et directeur du personnel de la BFCM (Crédit Mutuel).

Donc Monnet avait juste permis de nourrir la fascination des français pour cet élan de jeune et de modernité américaine, et il avait poursuivi du même coup sa réticence personnelle face à l'état, ce qui ne pouvait qu'être amplifié par le détachisme de l'Etat que nous enseignait de plus en plus clairement les USA, puis l'École de Chicago qui avait fini par accepter et prendre à son compte les idées de von Hayek. De toute façon, la version définitive de Bretton Woods, n'avait qu'instrumentalisé Keynes, plus proche des laborieux et des besogneux, et l'adhésion de ses 44 membres n'était qu'une allégeance aux américains et à leur agencement ordolibéral des commerçants. Monnet n'a donc été q'une pommade pour que l'Europe glisse mieux dans ce grouillement et dans ce dollar glut.

Je sais aussi que de Gasperi était beaucoup plus réticent à cette europe sans Etat, à la Monnet, qu'il ne comprenait pas Monnet, et qu'il s'était fait longtemps tirer l'oreille par Monnet ou par les délégations françaises pour être convaincu de ce genre d'Europe qu'il ne voyait pas d'un bon oeil. Si je crois avoir compris, ses réticences avaient duré presque 10 ans. Je sais aussi que les délégations allemandes et françaises se rencontraient d'abord avant pour voir comment elles pouvaient faire "avancer" de Gasperi et les italiens, alors que le Bénélux était déjà bcp plus enclins, bien que ces trois petits pays auraient eu pu, bien plus que l'Italie, se sentir disparaître dans ce genre d'Europe. Une recherche en ce sens devrait encore apporter plus de lumière à ton analyse.

Donc pour moi, de la fascination de l'Europe pour les USA, nous sommes passés à un activisme qui a dépassé même l'idée américaine, car nous avons écrit dans des textes constituants - et bien sûr des Directives - mais des textes constituants, un système ordolibéral commercial, qui n'est qu'un mode opératoire chez les américains, qui n'hésitent pas à virer de 180° quand ils sentent que la vis du pressoir est arrivée au bout (Paulson, Bernanke).

Je pense donc qu'à la fascination européenne des USA, s'était ajouté un activisme libertarien (c'est comme ceci qu'on dit, je n'aime pas ce mot) de la fameuse concurrence libre et non faussée du marché qui s'autorégule.

Je pense donc que cette volonté de rédiger des textes constituants européens pour faire encore mieux que les USA est aussi poussée par la peur qu'à l'EU d'elle-même, du désordre, de la pluralité, des multinationalités, des barbares et des autres, des welsh, etc... L'Europe est une terre de visites. Ça fait désordre.

Je pense qu'à cette peur constituante s'était ajouté alors une effronterie européenne de régler sur du papier en Europe un énorme contentieux que l'Europe a avec elle-même et qui remonte... au Moyen-Âge et à la confrontation avec le latin de Rome. Et c'est à ce niveau que je prétends arrimer à la vision "monétisée" cette seconde dimension. L'Europe tente depuis 1945 de régler avec elle-même cet énorme contentieux qu'elle a de l'idée de l'europe des gens (exprès je ne dis pas des peuples) car la "gens" (en latin prononcer guèns) est peut-être ce que l'europe comprend le moins et accepte le moins d'elle-même.

Car si gens il y avait eu, gens n'aurait jamais accepté qu'il y eut eu acceptation de la shoa, de l'entretuement de l'autre "gens". Car en "gens" l'individu européen avait relégué son acceptation de tuer du juif, du tzigane, du rom, du fou, de l'handicapé, etc...

Le cow-boy n'a pas besoin d'une constitution, il tire au plafond quand il est énervé.

Je pense que la volonté européenne de rendre évanescent, puis disparu, l'Etat remonte au Moyen-Age et encore à plus haut dans l'histoire et se cristallise dans la confrontation de "gens", de "Volk", de "peuple", de "populus" qui nous ont conduit à la catastrophe de Hitler, de ses allégeants et des KZ, puis... des ratonnades, etc....

L'Europe a peur de ses elles-mêmes, tous réunis dans le mot Volk, ou populus qui viennent de "voll" qui veulent dire "plein", qui donnent à "tous" ce sens du "tout", en grec "pletos". Le mot "volk" avec toutes ses variantes orthographiques est partagé par tous les peuples européens, anglo-saxons, nordiques, latins. Le mot de "Volk" avait très rapidement pris une connotation politique et militaire. Dans le Serment de Strasbourg de 842 exprimé en roman par Louis le Germanique et, en vestique, par Charles le Chauve, devant leurs armées, il y avait les expressions en vestique thes Christianes folches et en roman Christian poblo (populus christianus) qui ont une connotation militaire, politique, religieuse d'inclusion comme d'exclusion.

Puis vinrent des notions de Staatsvolk (peuple d'un Etat, gens + regnum). Puis à côté de "gens", au singulier, et "gentes", au pluriel, vinrent l'équivalent au singuler "nacio" et "nationes".

Tout ceci pour te redire que l'individu européen doit avoir caché en lui l'effroyable idée que "Volk", "gens", "nacio", "nation", "Staat", "Etat", "Sates" n'avait amené in fine qu'à des luttes fratricides, et que Monnet était juste bien tombé pour que l'individu européen se dissolve puis disparaisse dans quelque chose qui a une saveur d'Etat, qui se donne les apanages d'un Constitution, mais qui n'est qu'un accord commercial, ce qui lui permet de se soustraire de l'idéal de société et de l'idéal et de la responsabilité d'un Etat qui regrouperait sous son toit ses membres.
L'Europe est là, c'est la faute à Bruxelles. L'europe organise ses dénis de démocratie avec des contre referendii et des choses comme un TSE ou comme des résolutions Leinen du 14 juin 06 qui rationalisent le fait qu'il faut substituer aux "gens" l'idée que l'Europe doive s'imposer d'un manière ou d'une autre.

Quand je vois avec quelle violence l'Europe impose les APE aux Pays ACP et PED et sans le moindre sens des responsabilités planétaires, je me dis que les gens européens sont très satisfaits que la planification du bon fonctionnement de la concurrence libre et non faussée du marché qui s'autorégule (la main vibrante de dieu n'est plus loin) a fait en sorte que l'Europe se dispense du pouvoir et du devoir politique, et qu'elle laisse planer au dessus de sa tête ce politicien "impensé" et qui n'est plus nécessaire de rendre pensable. Donc Monnet a monétisé l'Europe, à la grande joie des gens européens, et l'Europe a fait semblant de faire allégeance aux USA dont l'idéologie lui semblait porteuse pour son propre dessein de soustraction de "gens". Mais l'Europe est allée encore plus loin que les USA, elle en est devenue le parangon de son libéralisme pour se forcer à oublier qu'elle est un rassemblement de gens.

Bon, mon papier est un ramassis, tu m'as inspiré, et je sens que je vais me farcir d'un billet sur mon site. Ce n'est pas un hasard si j'y ai écrit un billet où j'ai mélangé Monnet à Darwin. Je sentais bien que ces deux nous mettaient dans un modèle, que nous avons simplifié pour nous y complaire.

Voilà, excuses-moi de ce papier. Enfin, je sais que j'ai l'art de rendre cohérent n'importe quoi. Mon site est une grosse interrogation, mon enseignement est un besoin que l'on m'aprenne.

Bien à toi

Thomas





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T
... et tu sais comme moi, que tout a vraiment commencé au "Traité de Rome".
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T
Edgar,<br />  <br /> merci de me prendre au sérieux.<br />  <br /> Au sujet des Cimbres, je pense aux Cimbres des Pays Baltes, qui ont disparu vers l'an 300. Donc quand je m'adresse à mes amis de France, j'ai n'a pas seulement l'impression qu'un alsacien ne parle pas la langue des "Français de l'Intérieur", mais que je parle une langue qui n'a pas de sens pour eux. Les moins hermétiques prennent au mieux avec condescendance ce que je leur raconte. <br />  <br /> Je viens de trouver sur un site d'histoire ceci et qui illustre encore mieux ce que je pense. <br />  <br /> L’infatuation romaine, se complaisant en son ignorance, simplifiant tout pour ne rien examiner, appela Germains tous les peuples de l’Europe ennemis de l’Empire. Des historiens prétendent, écrit naïvement Paterculus, que le soldat envoyé pour égorger Marius était Cimbre et non Germain. Il est facile de concilier toutes les opinions, en comprenant sous le nom de Germains les Gaulois et même les Cimbres et les Teutons. La désignation, plus ample encore, de Barbares englobera bientôt, dans une volontaire confusion, paresseusement généralisée, les peuples de l’Europe et les peuples de l’Asie, tous les adversaires de Rome : Perses, Scandinaves, Germains, Sarmates, Scythes, etc.<br /> <br /> Bien à toi<br /> <br /> Thomas
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O
J'aime beaucoup votre texte, Thomas.<br /> -<br /> L'occident nous a réduit à n'être plus que des individus disponibles, et c'est ceux-là qui en fin de compte résistent, avec leurs souvenirs, leur bric-à-brac politico-affectifs, et ce que vous qualifiez vous-même de "ramassis". Quelque chose de nous-même ne passe pas. Quelque chose traîne, hante nos contre-allées impeccables.<br /> Et je pense aussi à ce qu'écrivit Jean Genet des Palestiniens qu'il compare à l'herbe qui pousse entre les pierres des murs, obstinée à vivre.
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