La lettre volée

Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...

Eux autres, kurdes...

Ce texte est rédigé par Olyvier, qui revient de presque un mois au Kurdistan.
Pour prolonger ces impressions, je ne peux que vous inviter encore
à parcourir le blog qu'il a rédigé sur place.

Bonne lecture, Edgar



De la frontière iranienne à la frontière syrienne, de Dogubeyazit à Mardin, j'ai parcouru l'essentiel du Kurdistan turc, selon un arc allant du nord-est au sud-ouest. Ce voyage a duré environ trois semaines et, même si je n'ai pu m'approcher des zones où les combats sont les plus visibles, et encore moins franchir la frontière irakienne, j'ai caressé l'ensemble de la région.
J'écris bien : « caressé ».

J'entends par là que je suis resté en surface des choses, extérieur, mais que cette extériorité ne m'a m'interdit ni la proximité, ni la bienveillance, ni le plaisir.

Pourquoi suis-je parti au Kurdistan ? Je n'en sais rien moi-même. Je n'avais pas de compétence particulière pour m'intéresser à ce sujet, et je demande par avance pardon à tous ceux, nombreux, mieux informés que moi de ces questions, et que mes «impressions» pourront agacer.

Bien des idées qui sont encore aujourd'hui miennes - de mon jacobinisme à ma compréhension d'Israël - faisaient de moi plutôt un client de la République turque, telle que je la découvris à vingt ans, au bras de l'un de ses fils, ardent. Et j'ai la conviction, autant que le souvenir amoureux, ou sensuel, tenaces.
Pourquoi donc, alors, le Kurdistan ?


J'ai peut-être été agacé de l'insistance avec laquelle quelques turcs rencontrés cet été m'enjoignaient de ne pas y aller. à moins que tout simplement le désir de me perdre, y compris dans mes certitudes, fût plus fort que toutes les sirènes de la sécurité ; peut-être vivons-nous aussi un moment d'effondrements propice aux aventures du coeur et de la pensée.

 

Le Kurdistan a une frontière reconnue par l'armée turque : elle est constituée de ces premiers barrages qui coupent les routes en direction de l'Est. Nous entrons alors dans une zone dominée par la peur, réciproque : population civile à majorité kurde d'une part, armée turque maintenant l'ordre et se protégeant d'éventuelles attaques, d'autre part. Au delà de cette ligne des premiers barrages, j'ai vu, même dans les plus petites villes et dans un quotidien parfois obsédant, les passages des blindés, ceux des auto-mitrailleuses, le survol des hélicoptères, les haies de barbelés barrant les routes, les sacs de sables autour des murets protégeant les bâtiments officiels. Guérites et vigies.
L'état d'urgence recouvre la vie civile d'un quotidien kaki, tandis que les regards s'obscurcissent d'inquiétude, ou se dérobent à nous, comme détenteurs d'un témoignage inavouable.

 

L'occupation est vécue comme telle par une population largement acquise aux thèses indépendantistes et autonomistes. Partout et toujours, dès que les langues se délièrent, je reçus le même témoignage : haine de tout ce qui, dans la République, interdit l'expression culturelle kurde et minimise la portée du vote kurde, certitude d'être les laissers-pour-compte du spectaculaire enrichissement de la Turquie ces dernières années, sympathie et affection pour les enfants de la guerilla dont la seule évocation du martyre brise les voix.

 

Cette expression unanime m'a semblé courageuse, audacieuse, et même un peu plus : je dirais déjà libre. C'est en pleine ville, à Diyarbakir, que des habitants m'approchèrent et m'invitèrent à les suivre pour me montrer des numéros de la revue clandestine de la guerilla. Inconscients ou courageux, ils ont pris le risque de la dénonciation et de l'arrestation. Mais cela montre aussi, comme mon propre déplacement dans la région, que la Turquie ne fait pas rêgner ici un ordre totalitaire. Il y a, entre le rapport de force politico-militaire et la réalité sociale et quotidienne au Kurdistan, suffisamment de jeu pour que la parole puisse encore jaillir.

 

Pourtant, la censure produit ses effets. En rivant les kurdes à leur revendication primordiale - parler la langue de leurs pères et dire «nous autres Kurdes...» - l'interdit turc sur la culture et l'autonomie au Kurdistan empêche, me semble-t-il, que s'y développe une pensée politique plus construite. J'ai bien entendu évoqué le socialisme, ici ou là, mais des plus combatifs, parfois à peine sortis de prison, aux plus modérés, j'ai rarement entendu autre chose que la promesse d'une souveraineté prochaine, souveraineté si désirée et si lointaine encore, qu'elle en balaye toute articulation complexe, toute réalité à venir avec ses contradictions en germe et sa conflictualité. Mais peut-être que je décris-là, très exactement, ce qu'est une situation coloniale : un interdit de penser.

 

J'avouais au début de cet article ne pas avoir très bien su, au départ, les raisons de mon voyage au Kurdistan. Pourtant, je ne me suis pas seulement égaré dans ce pays aride et beau, et auprès de ces hommes qui m'ouvrirent la porte de leur maison. J'ai aussi retrouvé quelque chose que le chagrin avait enfoui.

 

Dans l'une des petites villes où j'ai séjourné, une association diffusait un soir le film du cinéaste kurde Ylmaz Güney, Yol, en plein air, dans la rue principale, sur un écran fait d'un grand drap tendu entre deux lampadaires. Toute la ville était là, jeunes et vieux réunis. Toute la ville, heureuse d'être ensemble, fière et faisant face pacifiquement à la police et à l'armée.


Je me suis alors souvenu de mon propre père qui m'emmenait le samedi soir danser la sardane dans la petite ville de Catalogne où ma grand-mère, après trente ans d'exil avait fini par rentrer. Je me suis rappelé son émotion que nous fussions ainsi réunis, et que tant de dignité émanât du peuple catalan.


Alors, en étant au Kurdistan, avec d'autres également debouts, je me suis souvenu que j'étais encore vivant,
et j'ai pensé alors en hébreu «od avinou hai» : nos pères vivent encore.





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O
Il me semble que sur une question, le socialisme a su répondre aux défis de la vie en société : la question des nationalités.
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D
Oui, toujours le même problème. Que faut-il écrire ? que peut-on écrire ? pour qui ? Chomsky pendant la guerre du Vietnam "Critiquer le VietMinh dans le new York Times c'est comme critiquer la Résistance dans la presse nazie en 1943" (je cite de mémoire, d'ailleurs Chomsk' ne dit plus ça maintenant). Parler mal de la façon dont les Kurdes traitent leurs femmes, leur argent etc serait injuste tant que les Turcs des torturent. Problème de la hiérarchisation des injustices. Un sacré paquet de problèmes quand même celui des identités nationales. Problèmes qu'on a semés à tout vent au 19 ème siècle. Russel en était terriblement conscient... Et bien d'autres. On en paie le prix. Tout le monde est "victime" dans ce système là : les turcs, les kurdes, les serbes, les albanais. Parce que les oppresseurs comme les oppressés sont des nations qui n'ont pas pu se construire : nées de la chute des empires, elles vivent toutes dans la terreur de ne pas vraiment pouvoir se définir ni exister en tant que nations. Or ne pas être une nation, dans le monde d'aujourd'hui c'est n'être rien, être purement folklorique. Les seules nations qui ne sont pas victimes, à mes yeux, ce sont celles qui existent depuis le 18 ème siècle. Celles qui ont pu s'affirmer sans la menace de personne, celles qui ont une littérature ancienne, des frontières anciennes, une identité assez constante d'un siècle à l'autre : la France, l'Angleterre, l'Espagne, les Etats-Unis. Evidemment celles-là sont les premières à donner des leçons aux autres, et les premières à manipuler les sentiments nationaux blessés des uns et des autres quand ça les arrange, ou à les exhorter à "dépasser leur nationalisme".Comme tu dis, il reste toujours une question au fond de tout ça : comment faire entendre la voix de mes aïeux, de mes aïeux en tant qu'ils ne sont pas les mêmes que les tiens, c'est à dire de moi en tant que je ne suis pas toi. Et tout le monde n'a pas la chance de pouvoir écrire des bouquins pour dire cela. Alors, ça devient parfosi affaire de kalachnikov...
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O
Frédéric : Et encore n'ai-je pas évoqué ces quelques contradictions :La première te fera peut-être sourire, mais il m'arrive de croire en l'anodin (mon côté... proc'). Mes hôtes, donc, se partageaient entre partisans du Fenehbaçeh et du Galatasaray, les deux clubs de foot rivaux d'Istambul et de la Turquie... et me sommaient de prendre position sur cette épineuse question. Ah, la nation, même contrainte, y échappe-t-on ?La seconde, plus présentable à titre d'arguments, était celle-ci : la télé kurde qui émet d'Irak, personne ou presque ne la comprend ici (dialectes différents, pénétration du turc dans la langue kurde, comme le français présent dans l'algérien, incontournable, incontourné).Comme le Kurdistan est beau tant qu'il est occupé par les turcs...Je me suis aussi abstenu de parler des femmes également, de la religion, de l'argent (j'ai rencontré un homme d'affaires, très kurde, mais qui m'a semblé peut-être un peu affecté dans ses déclarations).Pourquoi tant d'abstentions de ma part ? Parce que tant qu'on ne donne pas aux kurdes le droit à l'auto-détermination, tant qu'on martyrise les militants (j'ai vu, j'ai touché les cicatrices), tant que la puissance ne s'incline pas devant le faible, alors, par fantasme chrétien, j'appartiens.Merci infiniment de ton commentaire.
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D
Nous y voilà ! le sang catalan parle ! Un type à moitié aragono-catalan et à moitié gascon comme moi peut comprendre cet appel des minorités. C'est toujours bien d'aller au devant des peuples peu connus, des peuples qui se battent, qui prennent des risques. Mais restent ensuite les idées. Quelles idées défendre... Les Kurdes ont l'air dans une position comparable à celle des albano-kosovars (sauf que l'oncle sam est contre eux, pas avec eux, encore que cela puisse changer si la Turquie continue à s'éloigner de Washington) : enclavés, pauvres, avec l'orgueil national pour tout horizon. Mais justement c'est là le problème. Quand il n'y a "que ça", un sentiment qui unit, qui fédère, et pas d'idée derrière, pas de "construction politique" comme tu dis... Problème de notre époque : on croit tellement peu aux idées, et tant aux affects des personnes qu'on serait presque prêt à absoudre toutes les croyances, même quand elles n'ont pas de perspective, ou parce qu'elles n'en ont pas. Problématique tout ça. Le 1er mai 2002 je susi allé manifester contre la victoire possible du FN (certains anti-impérialistes me l'ont reproché). Comme je suis arrivé tôt, j'ai découvert que les premiers installés à République étaient les types du PKK. Ils avaient sorti les merguez, et les drapeaux rouges frappés de la kalachnikov, les portraits de staline, et les hauts parleurs qui chantaient des hymnes révolutionnaires. Je ne sais pas quelles étaient leurs intentions. Peut-être se sont-ils dit que c'était l'occasion de faire connaître leur cause puisque des dizaines de milliers de gens seraient là. Il y avait quelque chose de saisissant dans leur dogmatisme. Quelque chose qui paraissait plus sincère que le joyeux défilé "festif" qui se préparait pour soutenir le "consensus" républicain français. Et pourtant cela restait étranger aux gens qui étaient là, à l'étape actuelle de notre évolution politique collective. Même dans le camp anti-impérialiste je crois que personne ne peut s'associer au PKK. Et pourtant, encore une fois, c'est très bien d'avoir été vers ceux qui croient en lui.
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