La lettre volée

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De l’inconstitutionnalité absolue du Traité de Lisbonne

Le Traité de Lisbonne comporte des clauses contraires à la constitution de 1958, et pour cette raison une modification de la Constitution est prévue le 4 février prochain. Le Conseil Constitutionnel a ainsi jugé le Traité constitutionnel partiellement contraire à la Constitution, considérant notamment « que certaines des clauses du traité mettaient en cause les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, dans la mesure où elles procèdent au transfert à l’Union européenne de nouvelles compétences dans des domaines touchant à l’exercice de la souveraineté nationale, ou modifient les conditions d’exercice de compétences déjà transférées relevant des mêmes domaines, ou encore prévoient qu’une telle modification pourra faire l’objet d’une décision ultérieure qui sera alors applicable sans ratification préalable ».

La principale mesure juridique pour rendre notre appartenance à l’Union européenne conforme à la Constitution consistera à valider en bloc, sans les détailler, l’ensemble des points non conformes, en faisant viser le Traité de Lisbonne par la Constitution.

Le nouvel article 88-1 de la Constitution précisera donc que «La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007. »

L’inconstitutionnalité du Traité de Lisbonne n’est donc que relative, et une modification de la Constitution suffit à valider notre adhésion à l’Union européenne ainsi réformée par le TCE.


La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision

Sauf que. Il serait peut-être intéressant d’apprécier cette adhésion au regard d’un autre article de la Constitution, l’article 89, qui dispose que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision ». Sur ce point précis, la révision du 4 février ne pourra revenir. Si le traité de Lisbonne portait atteinte à la forme républicaine du gouvernement, ce serait un cas d’inconstitutionnalité absolue, puisque cette forme n’est pas révisable.  Or, en matière européenne, nous sommes parvenus à un point où l’on peut objectivement se demander si cette forme républicaine est maintenue.

Le Conseil constitutionnel, évoquant l’article 89, a plusieurs fois mentionné que la  forme républicaine du gouvernement est un terme repris de la loi constitutionnelle de 1875, et que le but principal, sinon unique, était d’écarter le retour de la monarchie. Peut-on se contenter de cette interprétation étroite ? Il n’était pas possible aux républicains de 1875 d’imaginer une construction aussi baroque que celle de l’Union européenne, peut-être tout aussi éloignée d’une forme républicaine que la monarchie.


Qu'est-ce qu'un gouvernement républicain ?

Tâchons donc d’estimer la distance entre les structures européennes et un gouvernement républicaine. En république, quelle doit-être la forme du Gouvernement ? Il doit, tout d’abord, être capable de « déterminer et conduire la politique de la Nation ». Le peut-il encore, à l’heure où la politique monétaire n’est plus conduite en France, où la politique budgétaire est étroitement encadrée, où la politique fiscale est contrainte de multiples façons (par exemple sur la TVA). Dans le domaine pénal, le mandat d’arrêt européen pose un premier pas vers une compétence pénale européenne. Quarante professeurs agrégés de droit ont signé une pétition adressée l’an dernier au Président de la République pour protester contre les empiètements européens en matière de droit des contrats. La politique étrangère sera de moins en moins déterminée dans un cadre national puisque l’une des innovations du Traité de Lisbonne va consister en la création d’un ministre – qui n’en aura pas le titre mais disposera bien d’un service diplomatique complet.

Prenons du recul par rapport à la politique des petits pas successifs et à l’argumentation qui consiste à souligner que chaque traité ne comporte que quelques clauses supplémentaires par rapport au traité précédent : de très nombreuses fonctions régaliennes sont aujourd’hui assumées dans le cadre de l’Union européenne, pas dans le cadre républicain national.



La structure de l'Union européenne est-elle républicaine ?

Or, la structure juridique de l’Union européenne est tout sauf républicaine. Les partisans du projet européen s’accordent généralement à estimer qu’il s’agit d’une structure sui generis. De façon un peu plus détaillée, que trouvons-nous dans les structures de l’Union ? Un Parlement qui ne dispose pas du droit d’initiative et qui est surtout élu selon un principe fort éloigné de la règle d’une égale représentation des citoyens, à tel point que si les règles d’élection au Parlement européen devaient passer le test du contrôle de constitutionnalité français elles n’y survivraient pas.

Un exécutif bicéphale, dont les membres sont élus dans des circonscriptions (les états nationaux) de taille complètement hétéroclite, et dont le poids dans les décisions n’est pas directement lié au poids démographique – l’un des principes républicains les plus fondamentaux étant l’égalité entre citoyens.

Le pouvoir judiciaire de l’Union fait enfin part d’une créativité jurisprudentielle qui paraît fort peu compatible avec la tradition républicaine dans laquelle le juge se tient tenu aux limites de la loi.

Pour retenir que la structure de l’Union européenne n’est pas républicaine, il est également possible de recourir à certains auteurs, comme Ulrich Beck, défenseur d’un empire européen[1] : « la voie de l’Europe vers la démocratie ne peut pas être identique au concept de démocratie, à la voie démocratique suivie par les Etats-nations, qui lui sert de référence pour juger l’Union européenne », ou encore Jan Zieloncka[2].

La thèse d’une forme républicaine de l’Union européenne est donc difficilement défendable.


La France informe politiquement, entre république et empire. L'impuissance du juge constitutionnel

Il y a bien incompatibilité entre l’appartenance à l’Union européenne et maintien d’une forme républicaine de gouvernement. Si ce point est admis, il reste que le juge Constitutionnel ne s’en saisira pas. Il refuse en effet de contrôler la constitutionnalité des révisions de la Constitution, même dans le cadre d’une révision parlementaire[3].

Le texte cité de Bruno Genevois permet cependant de penser que le juge français pourrait rejeter l’application de textes sur le fondement de l’article 89, position qui serait donc applicable à des textes européens : « Tout en s'abstenant de contrôler la constitutionnalité de la loi, aussi bien la Cour de Cassation ([61]) que le Conseil d'Etat ([62]) ont de longue date vérifié l'existence matérielle comme l'existence juridique de la loi ou d'un texte ayant force de loi. Il y aurait là un moyen de prévenir une usurpation du pouvoir constituant. »

Autre cas envisageable, en dehors du revirement de jurisprudence, toujours possible mais douteux. Le Conseil Constitutionnel n’a pas estimé que les révisions constitutionnelles peuvent s’abstraire du respect de la Constitution, il s’est jugé incompétent pour faire respecter ces limites. En 2004, Damien Chamussy, chargé de mission au Conseil Constitutionnel, évoquait[4] à ce propos des « limites sans gardien » et renvoyait, pour faire respecter in fine quelques règles fondamentales, à la Cour européenne des droits de l’homme. Il pourrait être intéressant de tester la Cour sur sa sensibilité à des valeurs comme l’égalité devant la loi, la nécessaire égale représentativité des parlementaires européens (en termes démographiques)...


L'ère du vide juridique

Il reste, au terme de cette analyse très insuffisamment détaillée et certainement fautive en de nombreux points, que les institutions européennes rendent la situation constitutionnelle française très fragile au regard de l’article 89. La construction européenne est parvenue à un point d’incompatibilité absolue avec le maintien d’un gouvernement de forme républicaine. La malchance, pour les opposants à la dernière étape en date des « progrès » de l’Union européenne, est que personne n’est réellement compétent pour soulever ce problème.



[1] Pour un empire européen, ouvrage issu d’études financées partiellement par la Deutsche Forschungsgemeinschaft, fondation publique allemande pour la recherche. Ceci non pas pour crier au loup, mais pour souligner que la réflexion de Beck n’est pas celle d’un original isolé.

[3] Cf. pour le point de vue du Gouvernement en 2003 : http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2003/2003469/obs.htm , également un exposé de Bruno Genevois : http://www.conseil-constitutionnel.fr/dossier/quarante/notes/revision.htm

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V
"Valéry, une procédure existait pour le cas où le TCE était adopté par 20 états" J'imagine qu'il s'agit d'une plaisanterie ? Ce que vous appelez du doux nom de "procédure" c'est plus précisément de l'ordre "on se voit et on en discute" c qui est précisément ce qui s'est fait.  Votre observation n'a donc rien à voir avec de dont je parlais.
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G
Valéry, une procédure existait pour le cas où le TCE était adopté par 20 états : vous le dites vous-mêmes : on en était à 18 et les 20 étaient à portée de main. C'est donc sciemment qu'il a été choisi, au niveau du Conseil, de faire "autre chose". Et je ne me souviens pas avoir entendu une seule voix s'élever (dans un "grand" pays) pour demander que soit poursuivie la procédure de ratification du TCE, ce qui aura au moins bien arrangé une personne : Tony Blair, ce grand contributeur à la construction européenne comme chacun sait.Ce que j'avoue ne réellement pas parvenir à comprendre, c'est quels arguments peut au fond de son coeur trouver un défenseur sincère des idéaux européens pour défendre Lisbonne. Peut-être est-ce parce que je crois que l'ère de la construction européenne se faisant sur les rapports de force à l'intérieur du Conseil est révolue, mais que je dois être le seul à le croire. Auquel cas, je ne suis pas inquiet.
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V
@olyvier : "il ne reste plus, pour un Valéry, que cette joie un peu grotesque, pénible, misérable quand on y pense, de piétiner ses propres compatriotes."Mes compatriotes ont dans 18 Etats ratifiés le traité constitutionnel, directement ou par l'intermédiaire de leurs représenants, alors que seulement dans deux pays ils ont constestés ce texte. Aujourd'hui les nationalistes triomphent en obligeant à l'adoption du mini-traité de Lisbonne, un texte minimaliste et sans ambition en remplacement du projet constitutionnel. Il n'y a pas particulièrement de joie à avoir dans cette situation.
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V
" Je note en tout cas que tout le monde se fout de l'article 89 !"Je confirme. L'article 89 pouvant en thoérie lui même être révisé, il n'a qu'une importance toute relative. De plus tonpost étant fondé uniquement sur une tentative de faire dire à cet article ce qu'il ne dit pas il n'y a pas grand chose de particulier.
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G
Le CC n'est pas davantage sincère ou cohérent que les politiciens qui le composent : dès lors, toute interprétation de la constitution au dela du commentaire d'arrêt devient aléatoire.Les gouvernements successifs n'ont d'ailleurs jamais reculé à mettre le CC dans l'embarras en manoeuvrant en permanence à la limite, voire carrément dans le fossé de la constitutionnalité. Mitterrand ne disait rien d'autre dès 1964 dans "le coup d'état permanent", avant de revetir la toge de ceux qu'il dénonçait 15 ans après.Tout ça pour dire quoi ? Que le seul moyen de coincer le Conseil Constitutionnel est de le coincer dans l'espace sans cesse restreint qu'il restreint lui-même par ses propres arrêts : s'il a le privilège d'interpréter la Constitution (pourtant littéralement lisible avec un niveau de collégien), il a un devoir de limpidité et d'explicitation dans ses propres arrêts, lesquels sont beaucoup moins ouverts à toute l'interprétation créative dont est capable une assemblée de vieux politiciens.C'est donc par l'accumulation de recours consécutifs, sur un point, durant des années que se construit une victoire. Ha, et j'oubliais un détail important : en pratique, mieux vaut commencer par avoir 60 parlementaires pour un usage efficace de cette méthode. ça vous étonne vraiment ?Vous comprendrez donc pourquoi, de mon point de vue du moins, l'existence d'un clivage partisan au sein du Parlement est une nécessité fondamentale de nos institutions. De la cruche à l'eau.....
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D
"et je suis étonné par la faiblesse des protestations de dominique à propos de l'article 89. le raisonnement a l'air de tenir même aux yeux de ouistes. à croire que le choix en faveur de l'europe est politique..."Je ne passe pas  mon temps à protester ! (quoique... je proteste là, non?)  En ce qui me concerne, mon choix de l’Europe est à la fois pragmatique (je ne vois pas comment la France peut s’en sortir seule dans le monde actuel), et  « sentimental », je ne sais pas comment l’exprimer autrement (j'en entends ricaner mais peu importe) : je crois en l’Europe de la paix et de l’union des peuples parce mes parents ont vécu la guerre, et que je suis d’une famille de déracinés et d’exilés. Je ne pense pas que l’Europe  menace la République, je pense qu’elle est au contraire un plus et non un moins, si tant est que l’on veuille bien s’intéresser aux affaires européennes et jouer notre rôle de citoyens pour promouvoir les réformes nécessaires. Nos opinions divergeront radicalement puisque vous, ce que vous voulez c’est que la France sorte de l’Union, sauf erreur de ma part. Comme les souverainistes en général, vous êtes cohérent : vous ne voulez pas ce traité, parce que vous ne voulez pas de traité du tout ni d’Union européenne. Vous n'en faites pas vraiment mystère et c'est bien sûr votre droit. 
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E
et je suis étonné par la faiblesse des protestations de dominique à propos de l'article 89. le raisonnement a l'air de tenir même aux yeux de ouistes. à croire que le choix en faveur de l'europe est politique...
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E
Ayant fini de rédiger cet article, je n'ai pas pensé que la situation était simple ! je suis assez limité en droit constitutionnel, mais j'ai quelques souvenirs, je sais lire et beaucoup de choses sont sur le site du Conseil.je suis intéressé à connaître tout ce qui pourrait rendre illégale la transposition de certaines directives, évidemment !
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G
abt 89: Ce n'est pas si simple, Edgar : mais l'heure n'est plus au débat conciliatoire : il a duré deux ans et demi, et n'a pas abouti : c'est donc au procès qu'il convient de se préparer. Procès des conséquences certes annoncées, mais qui écoute Cassandre ? Alors, laissons filer, et préparons d'ores et déjà les conflits prévisibles à venir.Puisque le droit constitutionnel semble être un thème qui vous convient, vous comprendrez certainement que la transposition en droit français de certaines décisions européennes qui découleront à peu près évidemment de Lisbonne reste contestable sur le plan constitutionnel : c'est donc sur ces plans là que les prochains débats se feront.
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D
A Edgar"Objection : vous ne pouvez pas écrire que "Le parlement a formellement l’initiative législative mais différents articles de la Constitution permettent au Gouvernement de la réduire à néant", alors que dans le cas européen vous ne voulez juger l'Europe que sur les textes et refusez de prendre en compte la pratique (libérale, voire ultra-libérale)".Je ne refuse pas de prendre en compte la mise en application des textes. Je refuse que l’on s’arrête à cela. Il y a une ambiguïté dans la débat puisqu’on passe sans cesse des textes à leur application, en faisant comme si les textes étaient univoques et induisaient forcément telle mise en oeuvre,  ce qui n’est pas le cas à mon avis.Le fait que je sois proeuropéenne  ne me conduit pas à trouver normal que le parlement n’ait pas le droit d’initiative législative. Au contraire.« Les tripatouillages de circonscription en France aboutissent à ce que le nombre d'électeurs par député varie de 1 à 6. C'est certes trop élevé, mais ce rapport est de 1 à 13 pour le Parlement européen »Mais oui, mais vous savez bien que dans une Union de 27 pays et de plus de  490 millions d’habitants, si on respectait strictement les proportions cela conduirait soit à ce que l’on ait un PE avec des effectifs pléthoriques (et ils sont déjà assez nombreux),  soit à ce que l’on réduise drastiquement le nombre d’eurodéputés jusqu’à rien pour certains pays, solution évidemment inenvisageable."Pour ce qui est de la jurisprudence de la CJCE elle est si créative que 40 agrégés de droit ont protesté dans une pétition. Je ne crois pas que le même cas se soit jamais produit contre la jurisprudence du Conseil d'état..."C’est normal, Edgar, le Conseil d’état est français : ils n’allaient pas tirer contre leurs propres troupes :-)« j'attends avec impatience qu'un juge français constate l'inexistence du droit européen. Beau sujet ! »Mais le juge français a fait longtemps de la résistance!  Notamment le Conseil d’Etat qui se débrouillait pour écarter les textes européens sous divers prétextes pour ne pas avoir à se prononcer sur la primauté du droit communautaire sur la loi. il y a eu un revirement en 1989 (arrêt Nicolo). Et le Conseil constitutionnel a eu aussi une position longtemps assez réservée ( sa jurisprudence a évolué notablement depuis 2004).  
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