10 Avril 2015
La curiosité m’a conduit à visionner quelques vidéos de Jean Bricmont. J’avais en tête sa réputation de scientifique pourchassant les sornettes intellectualisantes, acquise lors de la publication de son livre, « les impostures intellectuelles ». J’ai été assez vite affligé par ce que j’ai pu voir – j’y reviendrai. Un ami m’a dit de ne pas me fier à ses vidéos, de lire plutôt ses livres, dont la République des censeurs. Il est exact que le livre m’a paru moins contestable que les vidéos aperçues. Mais pas au point de faire cesser mon interrogation : Bricmont sait-il quelle cause il entend servir ?
D’un intellectuel à la réputation durement acquise, on attend deux choses : que ses arguments soient d’une rigueur irréprochable, et qu’il fasse montre, lorsqu’il sort de son domaine de compétences, d’un minimum de compréhension des différents champs dans lesquels il intervient. Aucun de ces deux critères ne me paraît rempli.
Quelle est l’intention de Jean Bricmont ? Il souhaite, dans son ouvrage, défendre la liberté d’expression la plus large, et s’inquiète principalement des « lois mémorielles », ainsi, accessoirement, que des atteintes à la liberté d’expression de Dieudonné.
Ces deux prises de position sont discutables et ont une part de légitimité. Bricmont n’apporte cependant, à mon avis, aucun argument convaincant, faute, probablement, d’avoir cherché à comprendre les raisons de ses détracteurs.
Premier exemple : Jean Bricmont écrit « si la censure est utilisée pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme, quid de la lutte contre « l’islamophobie » ? Ou de celle contre la « christianophobie » ? Accepter que ces dernières « luttes » puissent être menées sur un plan légal, c’est accepter la mort de la laïcité. »
Il semble ainsi refuser l’idée que les chrétiens, ou les musulmans, qui s’estiment insultés à des titres divers, puissent mener un combat sur le plan légal. On peut lire cela rapidement comme une défense de la laïcité, qui ne doit pas être remise en question. On peut cependant respecter le cadre global de la laïcité et mener des batailles judiciaires : associations catholiques contre Piss christ, contre les pubs Benetton, Islam contre caricatures de Charlie, les exemples sont nombreux.
On peut regretter ces tentatives de limiter la liberté d’expression, mais on peut aussi préférer que ces débats, qui portent sur des questions de fond, puissent rester ouverts dans un cadre judiciaire, légal, adapté.
Bricmont ne distingue d’ailleurs à aucun moment le débat législatif des débats judiciaires, ce qui est fort dommage. Irait-il souhaiter qu’une loi interdise de demander toute restriction de la liberté d’expression d’un tiers, force à une liberté d’expression absolue ? Ne serait-ce pas là une autre façon d’enfreindre la liberté d’expression, celle de protester contre ce que l’on ressent comme une agression ? Bricmont n’entre pas dans ces débats de principe, qu’il écarte en une ligne dans son premier chapitre.
Son idée principale, qui revient à de nombreuses reprises, est que l’on ne peut censurer l’expression publique, car on ne sait pas quelles sont les idées réellement dangereuses, appelant à la haine. L’état censeur est donc systématiquement amené à juger différemment, d’après lui, des situations identiques, son fameux « deux poids, deux mesures ».
L’idée est tout d’abord mal exprimée : « La principale qualité du droit, qui en est pratiquement la définition, est que la loi doit être la même pour tous. Si l’on abandonne ce principe d’égalité, on retombe dans l’arbitraire du pouvoir, contre lequel le droit est censé nous protéger. Un des arguments les plus fondamentaux en faveur de la liberté d’expression est que, si l’on peut définir assez précisément des actions illégales, la pensée humaine est bien trop souple pour que l’on puisse caractériser des pensées comme illégales tout en préservant ce principe d’égalité ».
On peut admettre l’idée que la provocation à la haine est difficile à caractériser – une citation de Robespierre appuie cette opinion. Il y a, en effet, une part de jugement propre à chaque cas d’espèce. Mais cette incertitude est, à mon avis, la marque du droit, qui n’est pas, comme semble le croire Bricmont assez platement, une science.
Quand Bricmont souhaite que l’État (sans distinguer le Parlement, l’exécutif et le judiciaire), ne prenne pas partie dans des matières incertaines, il ne se rend pas compte que c’est l’objet même de l’action publique que de traduire en décisions contingentes, toujours susceptibles de mauvais jugement, des principes généraux.
Le « deux poids deux mesures » est, à mon sens inévitable car il n’y a jamais, dans la réalité, deux poids identiques. Pour reprendre les thèmes dont Bricmont s’est emparé, faudrait-il attendre que quelqu’un adopte un signe équivoque similaire pour pouvoir interdire la quenelle de Dieudonné ? Cela n’a aucun sens. Dieudonné est le seul en France aujourd’hui à essayer d’adopter un signe de salutation rappelant fortement le salut nazi (ressemblance que Bricmont feint de ne pas voir), il n’est pas illégitime de s’en inquiéter sans attendre que d’autres «artistes» aient des idées similaires.
Pour prendre un exemple plus récent, certains ont discuté de l’opportunité de manifestations en l’honneur des morts de janvier 2015, au motif qu’il y a des morts tous les jours dans toutes sortes d’attentats. Les manifestations du 11 janvier relèveraient donc d’un nouveau « deux poids deux mesures ». A ce compte chiffré, si un mort en vaut un autre, sans prise en compte de tout contexte, ce sont probablement les accidents de la route qui mériteraient des protestations massives...
Après avoir attaqué la loi Pleven qui réprime l’incitation à la haine raciale, Bricmont s’en prend à la loi Gayssot, qui interdit la négation des crimes contre l’humanité. De grands historiens s’y sont opposés, ou encore Robert Badinter, et, là encore, les arguments contre cette loi sont recevables. Mais Bricmont commence très mal son argumentaire, en expliquant que la loi ne vise que la contestation des crimes nazis, là où elle réprime la contestation de tous les crimes contre l’humanité.
Dans la suite de son argumentation, Bricmont, suivant en cela Chomsky, regrette les décisions qui ont frappé Faurisson, expliquant, entre autres arguments, qu’aux États-Unis la liberté d’expression est totale. Qu’il consulte donc la page USA du site de Reporters sans frontières, il constatera que l’on peut emprisonner un blogueur, avec une restriction à la liberté d’expression " Le blogueur, avait été arrêté pour “outrage au tribunal” car il avait refusé de retirer de son blog Legal Schnauzer un article jugé diffamatoire contre le fils d’un ancien gouverneur de l’ État de l’Alabama.")
Bricmont souligne un fait exact : le débat idéologique en France se judiciarise et prend parfois des formes étonnantes. Mais ce n’est pas en réclamant une abstention complète de l’État, au moment où les tensions sont exacerbées, que l’on améliorera la situation. C’est sur le terrain politique que le débat doit porter, pas sur un refus du combat judiciaire qui n’est qu’une autre façon de judiciariser le débat (tout judiciariser ou refuser complètement le débat judiciaire sont deux impasses symétriques, l’une et l’autre méconnaissant le rôle régulateur du droit).
Bricmont se préoccupe principalement des questions impliquant Israël et le conflit palestinien. Il écrit par exemple, pour le déplorer, à propos de l’affaire Faurisson, « qu’un groupe humain peut poursuivre en justice un individu parce que ses conclusions sont « blessantes » pour les membres de ce groupe, alors que l’on prétend parallèlement garantir la liberté totale de recherche à l’individu poursuivi ». C’est déjà faire beaucoup d’honneur à Faurisson que de la qualifier de « chercheur ». Ensuite, dans ses recherches, Bricmont ne cite pas, par exemple, l’interdiction, en 2005, d’une publicité jugée offensante pour les catholiques. On peut discuter évidemment de la pertinence de la décision judiciaire, mais citer ce genre d’exemple permet de ne pas sous-entendre que le droit français ne serait là que pour défendre Israël. De façon générale, s’il a l’air de connaître sur le bout des doigts un grand nombre d’ouvrages révisionnistes ou négationnistes, qu’il cite en détail, Bricmont n’a pas peur d’asséner des généralités telles que « il n’y a pas en France de tradition de défense de la liberté d’expression par principe» (Voltaire ? ça ne lui dit rien ?)
Autre expression à courte vue, pour s’étonner que la Suisse condamne également les négationnistes : « même la Suisse, qui n’a pas participé à la deuxième guerre mondiale… » Bricmont, s’il s’était un peu documenté, saurait que la Suisse a été impliquée dans la deuxième guerre mondiale, certes pas comme partie en guerre, mais il suffit de prendre connaissance du rapport de la commission Bergier pour se rendre compte que la neutralité ne veut pas dire absence de tout rôle.
L’approximation, l’exagération et l’hyperbole n’effraient pas Bricmont. Il écrit ainsi tranquillement que la loi Gayssot « interdit de discuter d’un événement historique », alors même qu’il cite longuement un article d’Éric Conan, dans l’Express, qui décrivait finement comment le gouvernement polonais a fait détruire puis reconstruire des éléments de certains camps, dont Auschwitz, ce qui explique que l’on visite parfois des bâtiments reconstitués.
Le livre se termine enfin par le cas Dieudonné, que Bricmont défend avec énergie. Toujours dans l’idée de dénoncer un « deux poids deux mesures », il s’étonne par exemple que l’on puisse rire à des plaisanteries de Desproges sur la déportation, mais que l’on condamne Dieudonné. C’est d’abord bien mal connaître Desproges que de le citer à cette occasion, lui qui souhaitait « rire de tout mais pas avec n’importe qui ». Desproges n’aurait pas, lui, ri de la déportation aux côtés de Faurisson.
Bricmont s’étonne aussi que l’on puisse juger une parole d’après l’intention de celui qui la prononce, c’est pourtant bien un principe évident de tout jugement, politique ou judiciaire.
Il a tendance également, un peu trop rapidement, à laisser penser que sans la loi Gayssot, il n’y aurait pas d’antisémitisme. Pour être aussi rapide que lui, après tout, Hitler a quand même précédé le procès de Nuremberg.
Attaquant le devoir de mémoire, Bricmont utilise un argument intéressant : il cite l’édit de Nantes (1598), qui souhaitait l’oubli des massacres des protestants, à titre de réconciliation. Bricmont aurait pu remarquer trois choses : il s’agissait d’abord d’un acte unilatéral exonérant les catholiques de leur responsabilité, que seul un protestant comme Henri IV pouvait imposer, c’était un acte politique, pas une décision judiciaire ; ensuite ce texte faisait défense d’évoquer les massacres, volet pour le coup légal de cet édit, mais que Bricmont, qui se pose en défenseur absolu de la liberté d’expression, devrait rejeter ; enfin, pour descendre d’une famille protestante, je peux assurer que ces massacres n’ont jamais été oubliés. Dans les familles protestantes, le devoir de cette mémoire-là est bien présent. Quatre siècles après, les quelques milliers de morts des guerres de religion sont encore, même faiblement, présents dans les mémoires. Qui peut demander qu’après cinquante années on oublie des millions de morts ?
Au final, le fond de l’argumentation de Bricmont se défend sur de nombreux points. Mais la forme de ses arguments n’éclaire rien, ou pas grand-chose.
Bricmont n’écrit pas que des choses fausses, exagérées ou partiales. Il a quelques formules justes pour dénoncer la moraline de la « gauche stalinienne », celle qui est prompte à diaboliser tout adversaire, en dehors de cela il n’y a guère de recherches (j’ai bien aimé l’édit de Nantes, quelques citations de Robespierre, une citation délirante de BHL attaquant la raison), aucune prise en compte de ce qu’est le Droit (aucune liberté n’est absolue, elles doivent toutes être conciliées en fonction du moment, des parties impliquées et du cas d’espèce).
Et je regrette enfin que l’argument général en faveur de la liberté d’expression trouve bien trop souvent à ne s’appliquer qu’au bénéfice des détracteurs d’Israël.