Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...
24 Juillet 2015
Emmanuel Todd a besoin de l’outrance pour évoluer.
Avant de rompre avec le PS, il lui a fallu défendre le « hollandisme révolutionnaire ».
J’ai longtemps peiné à lire ses contorsions en défense de la monnaie unique, avant de me réjouir de son ralliement à la sortie de l’euro.
Avant d’éventuellement s’inquiéter de la fragilité de la laïcité, on a maintenant l’impression qu’il lui faut cracher sur les dessinateurs de Charlie Hebdo assassinés en janvier dernier. Je ne juge donc pas Todd sur son dernier opus, je le sais trop changeant.
Je le lis surtout plutôt avec bienveillance. Sur le sujet de l’Islamisme notamment, je le suis dans son analyse globale. Avec Youssef Courbage, il avançait[1] que, dans la moyenne durée des évolutions démographiques, le phénomène contemporain marquant n’est pas une opposition entre Islam et Chrétienté, mais un rapprochement des comportements démographiques. Je le rejoins assez dans cette vision, et crois les délires de la monnaie unique bien plus dangereux pour la paix des pays européens que la montée de l’Islam. Il n’empêche que la vie ne se passe pas que dans la moyenne durée, et peut rencontrer l’événement, la contingence. Donc la rédaction d’un journal satirique est passée à la mitrailleuse en plein Paris, début janvier 2015, avant qu’un magasin juif soit également attaqué deux jours plus tard, par d’autoproclamés « défenseurs du prophète ». Emmanuel Todd aurait souhaité que cet événement soit relativisé par la prise en compte de facteurs explicatifs diverses, et accepté comme tel, relevant de l’anecdote, au nom d’un sens de l’histoire qui ne doit pas sembler infléchi par des épiphénomènes. Peut-être a-t-il raison, et le phénomène massif des relations entre une « sphère de l’Islam » et « l’occident » reste-t-il le rapprochement démographique. Il n’empêche que le 11 janvier il n’était probablement pas indécent de manifester un chagrin, une tristesse collective, à l’idée du massacre d’une rédaction parisienne. Après lecture du livre, je ne regrette en rien d’avoir parcouru les rues parisiennes ce jour-là. Todd peine en effet à convaincre que le 11 janvier 2015, c’était une France vichyste qui manifestait.
La prétention scientifique
Bien des néolibéraux assènent régulièrement que la science économique commande des décisions politiques précises, et c’est insupportable. Si les débats économiques montrent quelque chose c’est que la plupart des débats de fond sont ouverts. J’attends encore de voir un débat en sciences sociales ou l’évidence s’impose de façon scientifique. Je n’aime donc pas la façon un peu hystérique qu’a Todd de clamer haut et fort que son raisonnement est imparable parce que scientifique (statistique plus précisément encore). On peut scientifiquement étudier les manifestations de janvier, les conclusions politiques qu’on en tire restent fondées ultimement sur des convictions – les faits qu’il apporte ne sont, à mon sens, pas probants.
D’abord parce que ses raisonnements ne sont pas toujours carrés. L’idée principale, intéressante, est de comparer la carte de France des manifestations du 11 janvier 2015 à la carte politique – et démographique - de la France, dont Todd est spécialiste. La comparaison est cependant trop rapide.
Pourquoi, par exemple, ne pas avoir comparé les cartes de la manif pour tous à celles du 11 janvier, ou d’un premier mai ? Si l’exercice consistant à valider le sens d’une manifestation nationale à travers sa répartition territoriale a un sens, il mérite d’être testé sur plusieurs événements.
Ensuite, comme tout pionnier, Todd doit faire des choix méthodologiques, pas toujours pertinents , et qui paraissent souvent ad hoc.
Il choisit par exemple, dans le décompte des manifestants, de retenir 2 millions de manifestants à Paris, assurant ainsi à la capitale, terre européiste, un taux de participation important de 16,3 %. Eût-il retenu la fourchette basse de l’estimation (1,5 millions) que le taux de participation parisien tombait à 12,2% et affaiblissait le lien établi par Todd entre soutien à l’Union européenne et soutien à Charlie.
L’imprécision est inévitable avec des données peu normées. Cela ne devrait pas décourager la recherche de liens et de corrélations, mais inviter à la prudence à la lecture des résultats.
Avec des données si imparfaites, les conclusions sont souvent hardies. La corrélation entre taux de manifestation et part des ouvriers est de -0,44, celle entre taux de manifestation et part des cadres est de +0,38. Aller en déduire que cet écart minime en valeur absolue, avec des données fragiles, « évoque une indifférence ouvrière plus déterminante encore que l’enthousiasme des cadres », relève de l’exploit – surtout pour ajouter en note de bas de page que « le taux de cadres ne joue pas significativement, une fois contrôlés les taux ouvriers et le degré d’imprégnation catholique ». Au milieu d’un développement consacré au lien entre Charlie et les cadres, le lecteur peut à bon droit rester perplexe.
Même gêne quand, pour lier la participation aux manifestations de janvier à une structure démographique locale, Todd avance qu’il faut retenir un critère en 2015 qui n’était pas viable en 1990 (« jusque vers 1990, la carte de la pratique religieuse était la plus efficace pour prédire l’alignement politique stable des régions ; vers 2015, la carte qui combine structure familiale et religion semble la plus appropriée »). Le lecteur ne peut écarter, sans mettre en doute la bonne foi de l’auteur, que les indicateurs sont un peu choisis en fonction de ce qu’il faut démontrer.
Sur la partie statistico-scientifique de son argumentation, Todd échoue, à mon sens, à donner force probante à ses résultats chiffrés. Ce n’est pas la seule difficulté.
Confusions factuelle et chronologique
Deux points sont plusieurs fois évoqués par Todd, au-delà des calculs. Son premier point est de répéter, marteler, que le 11 janvier, les manifestants, aveuglés, ont « manifesté derrière » Valls, Hollande et quelques dictateurs accourus à Paris. Il faudrait reprendre la chronologie, ce que Todd ne fait pas, mais il me semble que le principe de manifestations le dimanche était acquis dès le mercredi 7 janvier au soir, sans que le mot d’ordre n’émane de personnalités officielles. Ce sont bien plutôt le gouvernement et quelques dictateurs qui se sont ralliés à la population, que l’inverse.
Cette question chronologique en rejoint une autre, évoquée là-encore par Todd : l’oubli de l’antisémitisme. Todd reproche à « Charlie » d’occulter le principal problème de la France aujourd’hui, la montée de l’antisémitisme (p. 106, « les manifestants ne se sont pas réunis pour dénoncer ce qu’il y avait de plus grave, l’antisémitisme et le danger croissant auquel une religion minoritaire, le judaïsme, doit faire face, mais pour sacraliser la violence idéologique faite à une autre religion minoritaire, l’islam » - passage que je n’ai pu m’empêcher d’annoter de façon lapidaire : « n’importe quoi »).
Todd combine une créativité statistique brillante en première approche, et une analyse politique tout aussi mordante mais imprécise. L’articulation entre analyse politique et confirmation statistique ne se fait pas. A ma connaissance, les juifs de France n’ont pas protesté contre les manifestations du 11 janvier. Une simple consultation du site internet du Crif montre que, dès le 7 janvier, l’organisation publiait un communiqué où l’on lisait que « Le CRIF s'associera à toutes les initiatives républicaines qui viendront souligner l'unité nationale face au terrorisme et la détermination de la Nation tout entière contre le djihadisme. » Indépendamment même de l’appréciation sur ce qui est le plus grave en France aujourd’hui, on ne peut pas, à lire le CRIF, penser que la lutte contre l’antisémitisme aurait progressé les rues de France eussent-elles été vides le 11 janvier dernier.
Pour parfaire son interprétation du 11 janvier, Todd est également obligé de procéder à quelques approximations, pas seulement dans ses données chiffrées. On est donc prié, dès les premières pages du livre, d’avaler que « l’adhésion à l’islamophobie d’inspiration houellebecquo-zemmourienne est limitée, par nature, à ceux qui ont les moyens d’acheter des livres et le temps de les lire, des gens d’un certain âge, donc, appartenant aux classes moyennes. Ni les milieux populaires qui votent pour le Front National, ni les jeunes diplômés dont les revenus baissent n’ont les moyens de lire Zemmour ou Houellebecq dans le texte ». Zemmour ne peut donc ni être vu sur internet ni entendu sur RTL. La précision est utile dans le dispositif de Todd, sans quoi on ne comprend pas comment, alors que Marseille donne des scores élevés au FN, la population marseillaise est absente des manifestations du 11 janvier (ou moins présente). Todd a la réponse : c’est parce que le vote FN marseillais n’est pas islamophobe, mais économique. Je laisse au lecteur juger de l’ampleur de l’approximation.
Au chapitre des simplifications, on peut ajouter que Todd fait des musulmans une catégorie défavorisée lâchement agressée par les dessinateurs de Charlie. C’est simplifier un peu le tableau, et oublier que le Qatar est propriétaire du PSG, pendant que les achats de Rafale par l’Arabie Saoudite assurent que pendant encore longtemps nous ne protesterons guère contre la situation des droits de l’homme dans ce sympathique pays. Todd aurait gagné à enrichir sa réflexion d’une contextualisation internationale. Il est exact que j’ai trouvé, à un moment, que l’équipe de Charlie, menée par Val, abusait de ses caricatures, je l’avais même écrit. Mais depuis, Val avait quitté Charlie fâché avec son équipe.
Quid du 11 janvier ?
A mon avis, les manifestants de janvier étaient venus, sous le choc d’un événement inhabituellement sanglant, défendre l’idée qu’en France, même violent, le débat politique ne doit pas se régler à l’arme lourde. C’est probablement ce qui m’inquiète le plus chez Todd : il a déjà renoncé à cela, à cette paix laïque. Quand il écrit qu’il faut se soucier partout de ce que tous les illuminés de la planète sont susceptibles de trouver offensant, c’est gênant (« à l’âge de la mondialisation, on n’insulte pas les symboles culturels des autres pour le fun »). Ce que sous-entend cette phrase de Todd est vertigineux, car à la limite il faut alors se calfeutrer chez soi et ne plus rien dire sur rien. Todd retrouve là une sorte de puritanisme anglo-saxon, où chacun doit s’abstenir de juger qui que ce soit, qui n’est pas incompatible avec un racisme (que Taguieff qualifiait, je crois de « différentialiste »), et qui n’est pas non plus gage d’une paix mondiale. Preuve de l’incohérence de Todd, ou du caractère bricolé de l’ouvrage, plus réactif que positif, deux pages plus loin, Todd pose mâlement que « le droit au blasphème est absolu ». A l’âge de la mondialisation le droit au blasphème est absolu mais pas à propos des symboles culturels des autres. C’est donc un droit absolu mais très précisément limité.
On peut reconnaître à Todd un génie certain pour mettre les pieds dans le plat. L’intention, en elle-même, ne me choque pas. Le faire au nom de la science est pour moi une faute. Mais un ouvrage réellement scientifique n’aurait pas eu un tel retentissement. Et Todd ne se sent peut-être pas le talent d’écrire un pur pamphlet, sans le parer d’atours scientifiques gages d’une réception encore plus attentive. La méthode « scientifique » de Todd n’amène pas grand-chose au débat, pourtant légitime, et conduit plutôt à l’obscurcir. Les classes populaires étaient moins représentées que d’autres le 11 janvier ? Les banlieues islamisées n’étaient pas là non plus ? Bien d’autres méthodes auraient pu étayer, peut-être plus solidement, de telles hypothèses. Et bien des analyses proprement politiques peuvent tenter des explications de tels phénomènes. On n’en trouvera, dans cet ouvrage, que des bribes, au milieu d’une foule d’exagérations, de coups de bluff et de pétitions de principe parfois contradictoires.
Un bémol, cet aveu final : "La France s'en sortira peut-être parce que, Dieu merci, elle n'est jamais complètement sérieuse".