La lettre volée

Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...

Retour sur une photo

Frédéric en commentaire de mon billet d'hier exprimait l'idée qu'il n'était pas légitime d'utiliser des photos d'enfants blessés pour émouvoir le lecteur, fût-ce pour le gagner à une bonne cause. Avec un argument général selon lequel le débat politique devrait pouvoir se passer d'images.

Il s'agissait de cette photo, que je reproduis pour l'occasion :



J'ai envie d'y revenir un peu longuement, pour plusieurs raisons.

Sur la photo en général, je crois que nous souffrons de ne pas voir assez de bonnes photos d'actualité, et que bien au contraire, le débat politique ne saurait se passer d'images. La culture médiatique contemporaine est toute liée à la recherche de la formule qui va accrocher, de soundbites, des phrases de 15 secondes qui pourront être reprises en boucle. Il ne s'agit plus, aujourd'hui, d'opposer des idées à des images, mais bien des clichés photographiques à des clichés verbaux.

Il y a finalement, dans une bonne photo, plus d'informations que dans ces petites phrases qui s'incrustent quotidiennement dans nos cerveaux ("extirper le Hamas" : comment extirpe-t-on un parti qui est largement majoritaire sans faire beaucoup de dégâts humains, y compris civils ? On ne fait pas, et c'est ce qui est démontré en ce moment. Si on s'était interdit par avance, en Israël, de tels raccourcis linguistiques dignes d'un militaire obtus, peut-être n'en serions-nous pas là.)

Toutes les photos ne sont évidemment pas bonnes, et j'avais en tête, au moment où je mettais la photo ci-dessus en ligne, cette photo illustrant un article de Libération sur Internet, que je trouvais presque ignoble :



Pas d'humains sur cette photo, juste une belle flamme jaune, presque un feu d'artifice. Une image à la CNN (Reuters pour l'occasion), comme on en voit des dizaines en temps de guerre. Des images presque romantiques de la guerre, avec juste quelques obus pour nous rappeler que c'est sérieux, mais pas assez de chair pour que nous en soyons dérangés. Un truc cadré serré, tellement bateau que bien souvent un démenti suit "Veuillez nous excuser, nous avons confondu l'explosion en gros plan de 2007 avec celle de 2009 - strictement identique." Bref, de la merde décorative.

Les photographes qui prennent ces photos sont "embedded", se trouvent autorisés par les officiels, vont là où on leur dit d'aller et font ce qu'on leur dit de faire (je grossis le trait, même là où ils sont, derrière les chars israéliens, ils sont exposés, et ils peuvent parfois percevoir quelque chose de ce qui se passe. Je ne veux pas nier tout mérite à ces reporters photographes, du fond de mon confortable appartement.)

L'image est si gênante pour les militaires que les américains, depuis la guerre du Vietnam, et spécialement en Irak, contrôlent strictement ce qui est publié et prennent soin de ne pas nuire au crédit moral de leur guerre.


Certaines images sont donc dérangeantes parce qu'elles amènent une part de vérité que le débat a réussi à occulter, et rien que pour cela elles sont indispensables. L'image de Zoriah Miller en fait partie, elle n'est en rien comparable à de la pâle propagande.

Tout d'abord, Zoriah Miller, photographe américain, a été le seul photographe exclu des photographes autorisés à cotoyer les militaires américains en Irak, ceci pour avoir publié des images de marines morts (reportage après un attentat à Anbar, les images sont dures).

Qui contestera qu'il est important que des photographes montrent que les guerres font des morts ? On risque sinon de s'habituer à la litanie des décomptes abstraits de victimes, jamais vues, loin, ailleurs - en Afghanistan, au Congo, peu importe.

C'était d'ailleurs une idée défendue par James Nachtwey lors d'une conférence passionnante que j'avais traduite ici.

Pour revenir plus précisément à la photo en question, celle d'un enfant palestinien souffrant, elle n'a pas de caractère de propagande rapide.

D'une part, elle a été prise en 2006, et Miller explique qu'il republie ce reportage réalisé dans un hôpital de la bande de Gaza il y adéjà trois années parce qu'Israël lui interdit d'y retourner aujourd'hui.

D'autre part ce n'est pas une photo d'enfant mort, qui illustrerait tout autant une révolte métaphysique contre l'absence de Dieu - à la Camus - qu'elle ne soulignerait la responsabilité d'Israël. Il s'agit d'une photo d'un enfant souffrant, en 2006, dans une période de calme relatif, parce qu'Israël bloque (ou ralentit la fourniture) des médicaments anticancéreux dont il aurait besoin. Cette photo a un pouvoir explicatif de ce qu'est la bande de Gaza, et des responsabilités des uns et des autres. Cette photo nous laisse penser que depuis longtemps, Israël abuse de sa position de force. Et en 2009, elle revient à point nommé.

Comme l'exprimait Olyvier en commentaire, cette photo, comme toutes celles du reportage de Miller de 2006, est prise au coeur de la réserve des peaux-rouges, qui apparaissent effectivement bien démunis. Peut-être Miller abuse-t-il de photos dures, peut-être est-il engagé contre la civilisation occidentale, comme tend à l'écrire cet article de l'American Thinker, toujours est-il qu'il nous donne à voir des situations que la presse occulte trop souvent.

Voilà pourquoi, à mon sens, il ne faut pas reculer à inclure des photos d'enfants qui souffrent du fait d'une guerre, lorsque c'est justifié parce que près de 300 enfants sont morts à Gaza, lorsque cela traduit la disproportion des moyens entre deux camps, lorsque la photo est choisie de la même façon que des mots sont pesés et des informations vérifiées.













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T
Je suis de ton avis.
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O
Frédéric :Une possibilité aussi : que tu n'aies regardé que des images déjà très présentes, convenues, et que tu n'aies pas forcément fouillé d'autres images (comme quelqu'un qui n'aurait de l'écrit que la lecture des billets de BHL - puisque le pauvre homme est à nouveau convoqué - et qui en concluerait que l'écrit, définitivement, etc etc.). Le travail de Tomas Ruff, photographe, fait à mon avis beaucoup réflêchir sur l'état policier ouest-allemand, et pas de manière manichéenne. C'est très subtil au contraire. [un exemple parmi 1000]Il n'y a pas une manière qui nous foudroyerait de sa vérité depuis des cieux tourmentés. Non. C'est pas tout à fait ça. C'est pas fromage ou dessert, Gary ou Avedon.Enfin, tu as bien le droit de te déclarer "iconoclaste"... (moi je suis gémeaux, ascendant pute, chacun son truc)
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F
Mais a-t-on le moindre recul à l'égard d'une photo ? C'est dans le texte de mon grand-père que je découvre la vérité d'une guerre civile espagnole que ne me donnaient pas les images de propagande véhiculées par les anarchistes et le Komntern. C'est chez Romain Gary que j'ai compris les Etats-Unis des années 60 et les luttes raciales, pas avec les images-clichés de Martin Luther King.<br /> Que me dit une image d'enfant mourant ? Elle excite ma révolte contre le gouvernement qui a fait tirer sur l'enfant. Et après ? vais-je comprendre quelque chose ? Pendant des années j'étais certain que BH Lévy n'écrivait que des conneries et était un faux philosophe, parce qu'il suffisait de comparer ses textes avec ceux des VRAIS philosophes pour s'en rendre compte. Puis un jour de 1993 on m'a balancé les images de Sarajevo bombardée, des civils à l'hôpital. Et là j'ai dit "BHL a raison il faut constituer des brigades internationales pour sauver la Bosnie". Qu'est-ce qui m'a sauvé de cette maladie de l'image (qui avait atteint toute l'Europe). Pas d'autres images. Mais un texte (anti-occidentail) : "The Bosnian Tragedy" de Sara Flounders (encore lisible sur Internet d'ailleurs), lu en 1998.Voilà, c'est un témoignage personnel. Je sais bien qu'on peut faire des compromis entre image et texte, dire qu'il faut l'une ET l'autre. Mais en matière de préférence, sur le plan politique, je reste iconoclaste et platonicien.
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E
Je crois que la photo a son langage propre, et que le reportage photo a aussi sa place au milieu des articles et des grands textes pour donner à réfléchir.Ecrire qu'il faut extirper le Hamas à partir d'arguments rationnels est une chose, voir les conséquences concrètes de l'acte d'extirpation en est une autre. La disproportion des moyens est de toute façon la même pour les images que pour les mots. Le Monde publie les articles de BHL correspondant de guerre quand ça l'arrange (sans qu'on sache qui paie l'avion, ce qui est incroyable), mais ne publiera jamais un papier de Frédéric Delorca de retour des mêmes endroits. Ce sera pareil pour des photos.
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O
Il est probablement exact que ce propos sur la jouissance m'avait été pensé. Merci Frédéric de donner la référence, elle stabilise le propos. Et personne ne t'accuse encore... (diable ! il y a seulement un usage de la référence, une manière de faire, que j'avais souhaité en son temps, infléchir, de la position d'autorité qui "évacue" un peu vite, à l'autorité de la chose pensée, puisqu'il faut répéter, préciser, déjouer).Maintenant, sur ton propos.Je ne crois pas qu'il y ait une bonne façon, la tienne, celle de tes livres, celle de l'écrit, et une autre, l'image, qui serait par nature du côté de l'empire. Un écrit qui éduque, une image qui trahit au service de... (je caricature ton propos).Je voudrais pour ma part photographier l'ennemi de l'Empire, ni dans sa férocité, ni même dans sa souffrance, mais dans sa dignité douce, et sa ressemblance avec nous, et son charme, et sa fragilité.
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F
Ce que dit Olyvier rejoint (on va encore m'accuser d'académisme, mais c'est pour faire un lien entre les générations) la phrase de baudrillard dans La société de consommation je cite de mémoire) qui dit que le consommateur parfait est le type qui jouit de l'image du vietnamien brûlé par le napalm. Je pense qu'il songeait à la photo que tu montres ici.Moi je n'irai pas jusqu'à parler de la jouissance du voyeurisme. Mais seulement de la paralysie de l'intelligence. Je suis d'accord que le poids des mots peut aveugler autant que le choc des photos. Mais je peux opposer un mot à un autre. Plus dur avec une photo. A partir du faux charnier de Timisoara la manipulation de l'image est devenue la règle : les belles photos de feux d'arfifice au dessus du Koweit en 1990 pour cacher la mort des centaines de milliers d'irakiens bombardés, les faux charniers de la guerre de Yougoslavie. Dans la course à l'image, le faible sera toujours perdant, parce que le fort a les moyens d'interdire l'accès aux photographes dans les périmètres qu'il contrôle, et de financer des photos-montages qui seront diffusées à grands frais (ça coûte combien au fait une minute de retransmission satellitaire ?) sur toute la planète. Je préfèrerais pour ma part qu'on enseigne aux gens raisonner de façon plus concrète et plus remplie de bon sens, c'est à dire pas de façon publicitaire. Qu'on leur apprenne à se défier des propagandes visuelles quelles qu'elles soient. Qu'on supprime les "Avec Carrefour je positive" des manuels scolaires. Mais je mesure que cet espoir est trop décalé par rapport à la tournure d'esprit de notre époque.
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O
J'aime beaucoup lorsque tu écris que les clichés photos font pièce aux clichés verbaux.(ce qui m'a décidé à entreprendre mon travail dans ce sens, encore très amateur et non abouti, c'est un reportage sur un club de sport à Bagdad où j'avais été séduit par ces beaux irakiens tout en muscles et en humanité et surtout dont Google avait dès le lendemain effacé le lien et la référence, comme quoi rien n'était pire pour l'Occident que de montrer les gens à qui nous faisions la guerre dans la simplicité d'un torse nu, attirant).Pourtant, j'ai également partagé les réserves de Frédéric, surtout quand, pour ma part, j'ai commencé à trouver les photos belles et à me demander, toute honte bue, avec quel matériel elles avaient été produites. Quelle focale pour cet enfant qui hurle, c'est aussi une question de photographe (pas pire que quelle longueur de tir pour exploser cet immeuble, mais quand même !).(on shoote en photo)Photographe ou non, nous éprouvons du plaisir devant ces photos (sauf bien sûr ceux qui ne se détournent jamais du Bien), et c'est très bien que nous éprouvions ce plaisir, que la guerre soit belle, et la souffrance de l'autre jouissive (on achète Paris-match pas par compassion, mais pour prendre son pied, accident d'airbus, viols en séries, massacres en Afrique, etc).La photo interroge cette jouissance, et en l'interrogeant participe (ou peut participer) à son interdiction. Elle est notre scandale intime, non devant l'inhumanité de l'autre, toujours facile à dénoncer, mais devant la nôtre, plus délicate à dénoncer.
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