La lettre volée

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Faut-il brûler le modèle social français ? Alain Lefebvre et Dominique Meda

Après avoir refermé ce livre au titre prometteur, j'ai pensé au mot de Napoléon sur Talleyrand : "de la m... dans un bas de soie". Ce livre est en effet, à de très rares moments intéressant, mais n'effleure jamais son sujet. En effet, les auteurs ont cédé à la moutonnière facilité des élites ouistes : l'Europe résoudra tout.

Je n'exagère pas, deux citations suffisent. La première est en fin d'introduction : "Construire un vrai modèle social européen, c'est l'ambition qui est à notre portée aujourd'hui [sic...] et que nous voudrions, par cette analyse, servir." Rien d'illégitime, mais c'est déjà supposer qu'il faut brûler le modèle social français.

La deuxième citation ouvre le chapitre "le temps des réformes, quel modèle pour la France ?" Question pertinente, la réponse est plus étonnante "Lorsque nous avons fait le choix de créer l'Union Européenne [re-sic...] et d'y entraîner nos voisins...". La question est là encore éludée, la réponse sera européenne ou ne sera pas. Le reste du chapitre tente d'accréditer l'existence d'un modèle social européen, qui aurait par exemple permis, dans les années 70, un "accompagnement social des restructurations". Peu de faits à l'appui de ce modèle social européen, on rappellera que même les USA ont sauvegardé Chrysler dans les années 80, non parce qu'ils ont été touchés par une grâce toute européenne mais parce que la double crise pétrolière et monétaire des années 80 a créé des désastres sociaux que toute la planète a tenté d'accompagner.

Parvenus à ce point d'absurdité, les auteurs n'ont plus qu'à accumuler les voeux pieux "il serait urgent que l'Union Européenne se dote le plus rapidement possible d'une politique budgétaire et fiscale".
On peut toujours attendre, et ce n'est pas la Méthode Ouverte de Coordination, ersatz de politique économique, qui remplacera une bonne politique macroéconomique.  Rappellons que la MOC, pour citer les auteurs, représente "un nouveau mode régulatoire européen qui met l'accent sur le caractère non obligatoire des règles, leur flexiblité, leur ouverture à des acteurs multiples, règles émanant de processus décisionnels itératifs entre le niveau national/régional et le niveau européen et dont la mise en oeuvre emprunte aux outils de gestion modernes du management public1".

Je ne sais pas s'il faut rire ou pleurer quand on lit cela, mais nul doute que si l'on n'offre que cette m... intellectuelle à l'électeur, Le Pen finira par passer, y compris au deuxième tour...
J'arrête là ces premières remarques, chacun aura compris qu'il y a, dans ces pages, beaucoup de guimauve européenne inutile et peu convaincante, voire carrément risible, et que le modèle social français n'est pas solidement étudié.

Sur d'autres points, l'ouvrage peut être plus intéressant.

Il y a, par exemple, l'idée qu'un modèle social-démocrate, pour être pérenne, doit reposer sur une compétitivité d'ensemble permettant le financement d'un haut niveau de services collectifs (y compris un billet de cinéma hebdomadaire, comme en Suède). Ce sont ces services seuls qui permettront de lier le sort des classes populaires et des classes supérieures. Ce passage m'a rappelé les conclusions de Thomas Piketty, dans son "économie des inégalités" : le seul moyen efficace de redistribuer c'est de fournir à tous des services collectifs gratuits ou à faible coût (ce qui est incompréhensible c'est que les auteurs - comme Thomas Piketty qui soutient DSK, donc a dû voter oui - feignent de ne pas voir que toute la politique européenne vise au démantèlement des services collectifs - cf. l'ouvrage de Jean Roux).

Il y a également un diagnostic exact sur les défauts du modèle français : faible emploi des femmes et faible emploi des plus de 50 ans. Figurent même quelques préconisations intéressantes, par exemple l'idée de créer un service de garde gratuite des enfants de 0 à 3 ans (nul doute que mise à la sauce européenne, une telle mesure ne pourrait voir le jour et se traduirait pas de nouvelles exonérations fiscales, les crèches privées hurlant à la concurrence déloyale). Mais c'est trop peu. Qu'apporte une sentence telle que "la finlande est en général présentée comme un modèle pour avoir réussi par des mesures simples, peu coûteuses et de bon sens, à faire passer en dix ans son taux d'emploi des seniors de moins de 35% à près de 50%". De la part d'auteurs qui ont réussi à définir la MOC, on attend plus précis et le lecteur ne saura rien de plus sur ces mesures si simples...

De la même façon, les auteurs sont très courts sur le moyen de parvenir à se rapprocher des modèles sociaux-démocrates nordiques. La solution qu'ils proposent est un peu légère à mon sens : "la technique pour se rapprocher des pays nordiques est à notre portée, elle s'appelle la décentralisation" ou encore "leur capacité à se réformer et à préparer l'avenir est probablement liée à la jeunesse des classes politiques". Je crois plus en d'autres solutions évoquées, comme celle d'en finir avec la comédie paritariste, et de faire enfin assumer par l'Etat le fonctionnement global de la protection sociale, en associant les différentes parties. Il faudra également avoir le courage d'annoncer que le financement d'un modèle social rénové aura un coût.

Bon, le livre est en vente libre, faites-vous votre opinion. Pour ma part, je l'ai trouvé décevant. Les passages incantatoires européens (qui ouvrent, clôturent et font le milieu de l'ouvrage) sont à jeter, comme les passages flous, trop rapides ou ambigus, qui sont tout de même nombreux.

Dans l'ensemble sur les 150 pages, on peut en sauver une grosse dizaine (un passage vers la fin qui résume bien l'ambition initiale du modèle social français - il aurait fallu commencer par cela), et une poignée contient de véritables idées à la fois originales, cohérentes et prometteuses.




1. citation malheureusement authentique, en page 42. Elle émane certes d'un tiers, mais apparemment une seule personne ayant pu décrire la MOC, il convient de réutiliser cette clarification définitive du concept.
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D
Mais il est très bien ce livre !!!
Répondre
E
Bof. Il y a quelques pages intéressantes et beaucoup de voeux pieux, et, bien sûr, un refuge dans l'Europe-qui-va-nous-aider-à-surmonter-nos-difficultés-nationales assez pitoyable.La Méthode ouverte de coordination est digne de la planification quinquennale...