La lettre volée

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La souveraineté privatisée

Le malheureux Jean Quatremer pleure la souveraineté européenne.

De façon fort intéressante, il explique que, suite à l'accord USA/UE, qui sera calqué sur l'accord Canada/UE, "petit à petit, l’Union (mais aussi l’ensemble des pays signataires) va voir sa capacité à modifier ses politiques publiques limitée".

Quatremer doit sortir d'une congère, car l'UE travaille depuis longtemps à réduire à peu les politiques publiques. Plus au fond, il a également aujourd'hui un problème logique : il lui faut réhabiliter le souverainisme après l'avoir combattu inlassablement.

Il commence en effet ainsi son billet :

"L’Europe est-elle en train de renoncer à sa souveraineté normative ? L’Union aura-t-elle encore, demain, la capacité d’adopter des directives et des règlements plus protecteurs et, donc, de changer de politique ?"

Il redécouvre donc que la souveraineté est la condition de la démocratie.

Il lui faudra du courage pour convertir à la souveraineté les européens auxquels a été sans cesse répété que le souverainisme c'était le mal absolu.

Il aura d'autant plus de mal que l'Union européenne n'a pas été construite pour être une puissance, mais, comme l'expliquait fort bien Zbigniew Brzezinski, "un des piliers vitaux d'une grande structure de sécurité et de coopération, placée sous l'égide américaine et s'étendant à toute l'Eurasie."

Ce que Quatremer ne voit pas est que l'écrasement successif des souverainetés des nations européennes, puis, dans la foulée, celui de la souveraineté de l'Union européenne, à peine (mal) acquise, obéit à une logique.

Cette neutralisation des puissances publiques se fait en réalité au bénéfice de la plus grande et dernière des puissances publiques, les Etats-Unis. Et les entreprises américaines en seront premières bénéficiaires. La souveraineté est en réalité confisquée, privatisée, au bénéfice des Etats-Unis principalement (Prism et la surveillance globale mise en place par ceux-ci ne sont que la marque électronique de cet état de fait).

Si bien qu'un combat pour redonner des marges de manoeuvre au politique doit se fixer comme objectif de restaurer les souverainetés au niveau d'abord national. Quatremer devra donc se faire aussi souverainiste au niveau national s'il souhaite que l'UE conserve quelques pouvoirs résiduels.

C'est un thème qu'aborde régulièrement Dani Rodrik, professeur à Princeton, que j'ai déjà évoqué pour noter son opposition à une gouvernance mondiale ou son triangle d'impossiblité.

Il écrivait ainsi récemment : "Une mondialisation véritablement génératrice de démocratie [...] imposerait uniquement des limites [à la souveraineté] en cohérence avec la délégation démocratique, si possible accompagnées d’un nombre limité de normes procédurales (telles que la transparence, la responsabilité, la représentativité, le recours aux preuves scientifiques, etc.) en faveur de la délibération démocratique à l’intérieur des États."

Dit autrement, moins de règles automatiques neutralisant les états, et plus de délibérations.

Si Quatremer et les partisans de l'Union européenne étaient conséquents, ils se rendraient compte que la joie qu'ils ont éprouvée à arracher, des mains des états, des pouvoirs rendus stériles au niveau européen, était bien peu avisée.

S'ils souhaitent en effet redonner à l'Union européenne quelques pouvoirs, il leur faudra aussi plaider pour que l'Union en restitue la plupart aux états membres.

Rodrik, toujours, estime que l'Union européenne a déjà dépassé de très loin la juste délégation de souveraineté, compatible avec la démocratie :

"Le conflit entre démocratie et mondialisation se manifeste de la manière la plus aigüe lorsque cette mondialisation restreint l’articulation interne des préférences politiques sans offrir la compensation d’une expansion de l’espace démocratique au niveau régional/mondial. L’Europe se situe d’ores et déjà du mauvais côté de cette ligne, comme l’indique l’agitation politique en Grèce et en Espagne."

L'Europe exerce trop de pouvoirs de façon non démocratique, et, s'ils étaient démocrates, les partisans de la constrution européenne auraient dû s'en soucier.

Rodrik est cependant trop optimiste (et j'ai déjà noté qu'un des plus grands thérociens de l'Union était ouvertement réticent face à la démocratie).

Il estime en effet que l'UE a deux possibilités.

La première consisterait à exercer démocratiquement une souveraineté à l'échelle européenne, en abandonnant toute souveraineté nationale (bâtir "un espace démocratique au dessus de l'état-nation").

Cela nécessiterait que l'Union n'ait pas été construite sur la détestation même de l'idée de souveraineté, qu'elle ait été construite dans l'idée d'exercer des pouvoirs économique, politique etc. Cela nécessiterait qu'elle n'ait pas inscrit, dans ses textes fondateurs, l'exigence d'une concurrence libre et non faussée, qui revient à placer Texaco sur le même plan qu'une mutuelle régionale. La confiscation des souverainetés nationales par l'Union européenne n'a pas consisté à construire une souveraineté européenne mais à en neutraliser l'exercice au bénéfice d'acteurs indépendants (la BCE) ou privés - cf. le rôle du lobbying européen tel que décrit par Florence Autret. La souveraineté des nations européennes a été privatisée et la voie démocratique décrite par Rodrik est une impasse - qu'il ne mentionne, à mon avis, qu'à titre d'exerciec intellectuel.


Reste donc la deuxième possibilité européenne : "renoncer à l’union monétaire afin d’être capable de déployer des politiques monétaires et budgétaires nationales en faveur d’une reprise économique à long terme."

Autrement dit, faire à nouveau correspondre l'espace des politiques publiques avec celui de la démocratie, qui reste principalement vivante au niveau national. C'est, au fond, ce pour quoi Hollande avait été élu et qu'il se refuse de faire, avec les résultats que l'on observe sur sa popularité.

Je partage entièrement la conclusion pessimiste de Rodrik : "Plus ce choix sera reporté, et plus le prix économique et politique qu’il faudra en fin de compte payer sera considérable."

C'était malheureusement déjà en octobre 2012.










 

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P
<br /> C'était surtout le mandat qu'avait reçu Sarkozy en 2007. Son succès électoral après des catégories populaires, qui avait laminé le FN, inscrivait son élection dans le sillage de la victoire du<br /> "non" au référendum de 2005. L'échec de Sarkozy en 2012, et la résurrection électorale du FN sous son quiquénat, étaient écrites dès lors qu'il choisissait de ne pas susciter de crise politique<br /> européenne en redéfinissant profondément le rapport de la France à l'UE, et d'imposer au contraire le traité de Lisbone par la voix parlementaire -- véritable insulte au peuple souverain. Seule<br /> une petite minorité à la gauche du PS a cru percevoir dans la campagne de Hollande la promesse d'une politique européenne de la France nouvelle, radicale, souverainiste. Avec Sarko, il y avait<br /> l'ambiguité Minc/Guaino (il a fait la politique du premier et les discours du second). Avec Hollande, où est l'ambiguité ?...<br />
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E
<br /> Craig : très juste sur ta dernière partie. Asselineau donne parfois l'impression d'imputer exclusivement l'eruope aux USA. mais il souligne aussi le rôle de monnet, schuman, sans peut-être<br /> décrire leur cohérence idéologique, qui fait qu'ils n'étaient pas que de simples traîtres. j'avais essayé de montrer la pluralité des influences européennes dans un billet sur les sept familles<br /> : http://www.lalettrevolee.net/article-18434737.html<br />
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C
<br /> [Ce que je veux dire c'est que l'Europe,<br /> contrairement à ce que semble suggérer Asselineau, n'est pas le fruit de l'influence néfaste de l'oligarchie étasunienne mais de la trahisonde la souveraineté populaire par l'oligarchie française.<br /> L'Europe, la destruction de la République française et notamment de tous ses pouvoirs et frontières économiques, c'est ce qui a permi aux élites politico-financières françaises d'imposer à leur<br /> peuple ce qu'ils n'auraient jamais pu faire par la voie républicaine.]<br /> <br /> <br /> Vos propos ne sont absolument pas contradictoires avec ceux d'Asselineau... Je dirais même au contraire. Historiquement, et très fréquemment, la France a été dirigée par des élites qui tramaient<br /> contre l'interêt de la Nation (cf Révolution Française, Guerre de Cent Ans, etc...). Concernant la "construction européenne", ce que dit Asselineau est difficilement contestable, même un ancien<br /> ministre comme Jean-Pierre Chevenement en atteste (lire son ouvrage "La faute de M.Monnet" sur la mini-biographie de ce personnage).<br /> <br /> <br /> La grande caractéristique des oligarchies, quand elles ne se font pas la guerre, c'est de s'entendre: c'est bien ce qu'il s'est passé avec le plan Marshall, qui a été à la base d'une certaine<br /> féodalisation de l'élite française, qui par anti-communisme virulent (le PCF était le premier parti de France après guerre) a accepté l'aide des Américains, dans la lignée de la politique de<br /> containment menée par Truman.<br /> <br /> <br /> L'obsession anti-américaine d'Asselineau ne doit pas faire oublier ce que ses propos ont de juste, notamment quand il décrit l'aspect politique de la guerre froide qui est, rappelons-le, à<br /> l'origine de l'UE...<br />
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C
<br /> @Edgar,<br /> <br /> <br /> ne soyez pas trop dur avec Jean Quatremer: il est dogmatique sur le sujet de l'UE, mais quelque fois, par-ci, par-là, il perce quelques traces de souverainisme dans son blog. Par exemple, il est souvent le premier à se scandaliser contre l'usage du tout-anglais et défend l'usage du<br /> français et d'autres grandes langues européennes en tant que langue de travail à Bruxelles (ce qui n'est pas une mince affaire, croyez-moi!). Je suis persuadé qu'il veut prévenir un inféodation<br /> de fait de son UE chérie aux Etat-Unis. Autre sujet où sa lucidité fait merveille, c'est lorsqu'il parle de la querelle belge Flamands/Wallons. Sorti de sa foi européenne, c'est un journaliste<br /> assez honnête intellectuellement, lucide et capable de réviser son jugement...<br /> <br /> <br /> Attendez encore un peu que les accords trans-atlantiques aboutissent, et il révisera son jugement sur l'UE. Vous trouverez alors le plus virulent ennemi qu'on puisse imaginer de la dite<br /> "construction européenne"... Il sera notre héros ...<br />
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C
<br />  <br /> <br /> <br /> Heureux de te voir citer l'excellent Dani Rodrik ! Sans doute le plus lucide, mais plutôt méconnu, de la clique des économistes de la Ivy League (Krugman, Stiglitz..). Il exprime, d'une manière «<br /> écono-étasunienne » que les gens dits « Sérieux » apprécieront, tous les arguments souverainistes classiques et la critique d'un mondialisme nécessairement ploutocratique. J'ai acheté d'ailleurs<br /> son dernier livre mais je ne l'ai pas encore lu.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Bien que les États-Unis émergent effectivement comme l'unique puissance occidentale, par le suicide collectif des autres, il faut souligner que l'Europe d'aujourd'hui n'est pas<br /> principalement un projet étasunien. Avec tout mon respect pour Asselineau, si Washington a bien soutenu les Communautés européennes au début de la Guerre froide,<br /> l'Union européenne en soit (Acte unique, Maastricht/euro, Lisbonne) est un projet largement européen et français. (Bien, qu'évidemment, le gouvernement et les entreprises américains tentent bien<br /> de profiter par la suite du cadre créé par l'Union : soutien à l'adhésion turque, affaiblissement de la Russie, sanctions contre l'Iran, lobbies privés, libre-échange...)<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Ce que je veux dire c'est que l'Europe, contrairement à ce que semble suggérer Asselineau, n'est pas le fruit de l'influence néfaste de l'oligarchie étasunienne<br /> mais de la trahisonde la souveraineté populaire par l'oligarchie française. L'Europe, la destruction de la République française et notamment de<br /> tous ses pouvoirs et frontières économiques, c'est ce qui a permi aux élites politico-financières françaises d'imposer à leur peuple ce qu'ils n'auraient jamais pu faire par la voie<br /> républicaine.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Et je souligne ce paradoxe de la position quatremerienne : On ne peut pas bâtir une souveraineté européenne sur l'écrasement des souverainetés nationales par un<br /> surmoi hypertrophié. Ce n'est pas avec des individus qu'on a lobotomisé à croire que « la défense de mon intérêt, c'est le fascisme » qu'on pourra défendre un intérêt « européen ». L'addition<br /> d'une bande de soumis reste une « Union » de soumis. François Hollande - physico-esthètiquement (même les gens apolitiques le ressentent !), par sa vie entière passée à ne rien dire qui<br /> pourrait heurter l'Établissement, et par ses « compromis » euro-socialistes bidons (Leonarda..) - incarne parfaitement cet esprit de soumission.<br />
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P
<br /> La question de Quatremer telle quelle est formulée sous entend que jusque là , le pouvoir decisionnel et législatif des institutions européennes était capable d'"adopter des directives et des<br /> réglements plus protecteurs" ... sérieusement , quelle sera la différence entre cette UE pré transatlantique et la post traité qui est censée lui succéder ? <br />
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A
<br /> D'accord avec tout ce qui a été écrit. Mais il faut ajouter que l'Union européenne a été créée par deux catégories d'individus, ceux qui voulaient la destruction de l'Etat - disons les idéologues<br /> - et ceux qui voulaient sa privatisation. Ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Les ouvrages de Serge Halimi (Le grand bond en arrière) et de Naomi Klein (La stratégie du choc) parlent<br /> clairement de cette privatisation des Etats dont les firmes multinationales ont besoin pour engranger des méga-profits.<br /> <br /> <br /> Une analyse plus théorique de ce phénomène se trouve dans James Galbraith, "L'Etat prédateur".<br /> <br /> <br /> Le combat d'aujourd'hui est en priorité la souveraineté nationale contre tous ces traités qui visent à vérouiller la politique économique à l'échelle planétaire. Mais il ne faut pas parler de<br /> souveraineté nationale parce que cela fait fuir la gauche. Il faut parler de "reconquête démocratique de l'Etat". D'autant que les sondages nous donnent largement raison : voir ci dessous le lien<br /> suivant qui montre combien l'Allemagne est isolée en Europe. Les sondages sont très utiles aujourd'hui parce qu'ils montrent qu'on ne peut pas trop gouverner longtemps contre le peuple sans<br /> dégat, Holalnde est bien payé pour le savoir<br /> <br /> <br /> http://www.pewglobal.org/2013/05/13/the-new-sick-man-of-europe-the-european-union/<br /> <br /> <br /> De nombreux sites anti-européens se développent sur la toile :<br /> <br /> <br /> http://in-girum-imus.blogg.org/<br /> <br /> <br /> http://cassetoi-vlp.over-blog.com/<br /> <br /> <br /> Tous vont à peu près dans le même sens. Les idées progressent donc finalement assez vite quand on pense au peu de moyens que les anti-européens ont pour se faire entendre face au déferlement<br /> médiatique des stipendiés de Bruxelles. Le fait que même Quatremer ait de doutes en dit long<br />
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