Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...
18 Janvier 2015
Dans mon billet précédent, je renvoyais à un article de John Dolan, sur le site Pando Daily, en regrettant qu'il ne soit pas disponible en français. Une lectrice, Mme Gerin, l'a traduit avec une célérité remarquable, et me l'a envoyé, vous le trouverez ci-dessous. Merci à elle.
Bonne lecture. (j'ai essayé de demander une autorisation de publication de la traduction à l'auteur, sans succès. S'il y avait la moindre protestation j'enlèverais évidemment tout de suite cet article.)
Illustration de Brad Jonas, pour Pando
Les récits du massacre de Charlie Hebdo par la presse anglo-saxonne dégageaient comme un étrange fumet, comme une puanteur inouïe d'autosatisfaction. Avant même que les douze corps fussent refroidis, le New Yorker publiait un sermon de Teju Cole, dans lequel il déclarait que “ces morts français, on ne va pas les pleurer”. Le refus de pleurer de Cole n'a aucun sens, lui qui s'égare tour à tour dans l'Inquisition, “l'histoire coloniale française”, les frappes US de drones sur le Pakistan, et un obscur théologien italien du XVIe siècle, avant de finir par faire une allusion aussi lâche qu'incohérente au fait que les défunts journalistes et caricaturistes l'avaient bien cherché.
Il y a eu un peu partout dans la presse anglophone quantité de ces commentaires aussi puants qu'incohérents, où personne ne dit franchement se féliciter du malheur d'autrui, mais où chacun envoie clairement ce message.
L'autocongratulation de Cole était presque nuancée, comparée à ce que vous pouviez trouver à la Gauche du Net. Jacobin, qui est réellement parfois un très bon journal, a décidé de publier un gros paquet encore plus agressif d'autosatisfaction incohérente sous la plume de Richard Seymour, dans lequel on trouve ce remarquable paragraphe expliquant, ou plutôt refusant d'essayer d'expliquer, la conviction de Seymour que Charlie Hebdo “est une publication franchement raciste” :
« Je ne vais pas perdre de temps à argumenter sur ce point : je prends simplement pour acquis que la façon dont cette publication représente l'Islam est raciste. Si vous avez besoin d'être convaincu de cela, je vous suggère de faire votre propre recherche, en commençant par lire L'Orientalisme d'Edouard Saïd, ainsi que quelques textes de base d'introduction à l'islamophobie, avant de revenir dans la conversation. » |
Alors, vous sentez l'odeur ? Ça, les amis, c'est la puanteur de l'universitaire assoiffé de sang, c'est la bonne conscience de qui se retrouve si souvent parmi ceux qui craignent le café caféiné, mais se félicitent de vouer à une mort violente quiconque est condamné par ses auteurs favoris. Et sitôt ouverte la chasse à l'étudiant, sitôt déferlent les clichés : “Je ne vais pas perdre de temps à argumenter...”, “je prends simplement pour acquis...”, “je vous suggère de faire votre propre recherche...”.
Et Seymour de commencer à fanfaronner et pérorer, sauf que ce qu'il dit n'a aucun sens. Un des meilleurs moyens de savoir quand quelqu'un n'a que d'absolues conneries à écrire, c'est quand il commence à faire son cinéma, comme un agent immobilier qui vous explique que la moisissure des murs dans la salle de bains, c'est de la peinture expressionniste, et vous traite de philistin si vous n'en percevez pas la valeur artistique.
Le mieux qu'a trouvé à faire Seymour, après tout ce cirque, a été de citer le livre de Saïd, paru en 1978 [2005 en français], comme si c'était le dernier mot sur un massacre commis en 2015. Bien sûr, Saïd n'a absolument rien à dire sur ce qui s'est passé à Paris la semaine dernière. Mais le repli grossier de Seymour derrière l'argument d'autorité relève d'une rhétorique classique chez l'universitaire. Vous choisissez un auteur au hasard, vous brandissez de ci de là son livre sacré comme vous feriez de la Bible, et vous vous en servez pour taper sur la tête des contestataires, même si ce livre n'a rien à voir avec le sujet en discussion. Pas étonnant que les anglo-saxons de gauche se sentent spontanément si proches des Djihadistes : tous adorent assommer les gens avec des textes sacrés sans rapport avec le présent.
Les deux groupes sont autoritaristes jusqu'à la moelle, fiers de leur capacité à gober le chameau et s'étouffer du moucheron. Je me souviens d'une universitaire à succès de Berkeley – je préfère ne pas la nommer, parce qu'elle est riche, célèbre, et notoirement vindicative – qui avait coutume de faire à peu près tout, sauf la génuflexion et le signe de croix, quand elle prononçait le nom sacré de “Jacques Lacan”, pour, quelques minutes après, prétendre que cette science n'était qu'un système de valeurs, ni plus ni moins valide que n'importe quel autre. Les universitaires dans les sciences humaines vous apprennent à gober de telles énormités.
C'est pourquoi la sottise de telles réponses ne me surprend pas. Ni non plus la haine à l'état brut de la culture française. Vous vous habituerez à la longue. Pour une raison inconnue, la leçon de Saïd quant à la prudence qu'on doit avoir sur les autres cultures ne s'applique pas à la France. Le point faible de Saïd, c'est qu'il a écrit une longue complainte – “regardez comme cette méchante, vilaine culture occidentale dépeint mon peuple” – plutôt qu'une revue générale démontrant que c'est une règle de base des cultures de se représenter faussement toute autre culture perçue comme profondément différente de la leur.
C'est pourquoi les “fans” de Saïd à la Richard Seymour ne voudront jamais respecter la France, même en rêve. Ils se contentent de foncer dans la condamnation, comme l'ont toujours fait les Anglais depuis des siècles. De fait, c'est d'une ironie piquante que les racines de la francophobie soient plus profondes et plus fortes dans la culture anglo-saxonne que celles de l'islamophobie.
Ainsi, c'est juste une bonne vieille habitude que de se féliciter que des Français soient tués. C'est ce que nous faisons depuis Azincourt, et les plus réjouis sont – évidemment – ceux qui se posent en champions de “l'Autre”. Ces foutus crétins ne comprendront jamais que ce sont ces morts Français qui ont été ici métamorphosés en “Autres”. Cela ruinerait leur chance de conspuer ces cadavres, exercice préféré de cette sorte de minables autoritaristes, qui infestent les études en sciences humaines.
Les Français sont haïs pour cette différence, toujours réduite, dans l'esprit des ploucs anglophones, à de la dépravation. Cela fait 200 ans que cela dure, depuis que l'Angleterre a réagi aux prétendus excès de la Révolution française par une lobotomie volontaire, de façon à se conforter dans sa vertu et à prévenir toute épidémie d'intelligence.
Les Américains ont rejoint le programme, si bien que même Mark Twain, qui a pu parfois se hisser au-dessus de ses sacro-saintes racines anglaises, réduisait la culture française à la dépravation :
« Dans certaines dépravations publiques, la différence entre un chien et un Français n'est pas perceptible. » |
La notion de “decency” a évolué depuis son époque, mais cette lamentable désapprobation anglo-saxonne n'a jamais bougé, n'est jamais allée, même pas en rêve, jusqu'à étendre le relativisme culturel à l'audace débridée de la littérature française. Pour autant qu'on le sache, elle est simplement dégueulasse, et mérite ce qui lui arrive.
Je parle d'expérience, ayant pris part à The Exile, journal qui essayait de créer dans cette langue anglaise une Gauche “impie”, “diffamatoire”. Vous ne savez pas ce qu'est la haine tant que vous n'avez pas éprouvé la fureur des pieux universitaires de gauche qui ne vous oublieront jamais, parce que vous aurez tenté de communiquer dans un langage non conforme à celui de leurs séminaires. On pourrait croire que les Gauchistes de séminaire seraient heureux qu'on essaie de traduire leur sacro-saint jargon dans le langage populaire effectivement usité. Jamais de la vie ! Ce n’est acceptable que si si le langage “populaire” est aussi grotesquement daté, stérilisé, caricaturé qu'il l'est par un Jim Hightower – une espèce de populisme de gauche à la “ouaiche ! les aminches !”, quelque chose comme la parole d'un Will Rogers décérébré.
Comme ces gens-là ne sont pas intéressés à atteindre un public élargi, mais seulement à garder le contrôle de leurs plates-bandes, telle salle de séminaire, avec ses canapés râpés sentant vaguement – ou pas si vaguement –, le Fantôme des Gens de la Rue d'Autrefois. Aucun autre territoire n'importe à ces gens-là, et la dernière chose qu'ils veulent entendre, c'est bien une langue qui prend le risque des accents du vaste monde. Nous autres, de The Exile, avons subi l'anathème si souvent, que nous allions fredonnant la célèbre chanson de MarK E. Smith, “ Elle les envoie tous au Diable / Elle, la toute petite rebelle ”, devenue notre signature, quand nous lisions les lettres de haine des universitaires de gauche.
Non que nous redoutions que les épigones de Teju Cole ou Richard Seymour viennent au bureau avec des Kalach' fumants. Ils n'ont jamais trouvé le chemin de Moscou [où était publié The Exile], d'abord ; et des gens comme ça n'actionnent pas la gâchette eux-mêmes. Ça pourrait souiller leur CV. Mais nous avons constamment reçu des menaces de mort émanant de gens bien plus dangereux, et nous savons que si d'aucuns venaient à passer à l'acte, nous serions “non pleurés” aussi agressivement que l'a été Charlie Hebdo.
Des gens comme Cole et Seymour remplissent le rôle de curés. Dans la classe moyenne-basse et dans le Sud des USA, il y a des gens qui sont de vrais curés ; dans le Nord et pour la classe moyenne-haute, Cole et Seymour en sont l'équivalent séculier, prononçant publiquement leurs verdicts en langage sacré. Et l'une de leurs fonctions est l'oraison funèbre. Comme pour nombre d'éloges dédiés à ceux métamorphosés en “autres” par la congrégation, le but de leurs sermons sur ceux qui sont morts dans le massacre de Charlie Hebdo est de jeter l'anathème sur ces morts, d'interdire qu'ils prennent place en quelque lieu tenu, dans leurs cercles, pour sacré.
Et comme dans ce cas la francophobie est mêlée d'hérésie, ils se sont montrés anormalement brutaux – si brutaux que mêmes les journalistes cyniques de Charlie Hebdo (du moins les survivants) en ont été choqués. Les Français, ces pauvres types confiants, ne savent pas à quel point ils sont haïs. Bien. Maintenant ils le savent. Ils ont été assez en colère pour publier ce communiqué, intitulé “Dear US Followers”, exprimant leur blessure et leur meurtrissure devant la bave US :
« Vous n'imaginez pas à quel point la communauté française sur Tumblr se sent trahie. Nous nous sommes tenus à vos côtés très souvent ces dernières semaines, nous avons fait notre éducation quant à la situation aux USA, nous avons lu, nous avons appris. Maintenant, c'est notre pays qui est dans la peine, et je lis partout que Charlie Hebdo était un journal raciste, qu'ils l'ont cherché. » |
Bien sûr, personne n'est assez brut de décoffrage pour critiquer ouvertement les Français. La dérobade la plus fréquente est d'arguer que ces douze personnes ont été tuées parce que l'“Occident” tue dans le monde musulman. Seulement ce n'est pas ce que disent les tueurs. Les deux assaillants des bureaux de Charlie Hebdo ont hurlé “Nous avons vengé le Prophète”, et ce en raison des célèbres caricatures de Mahomet.
Ils n'ont pas mentionné Gaza, les drones, ou l'Iraq. Leur rage ciblait les crimes verbaux et graphiques commis par les journalistes qu'ils ont assassinés.
Les écrivains à la Teju Cole ont adopté la ligne Gaza/Pakistan/Iraq et ont tout simplement ignoré l'explication des tueurs eux-mêmes, aussi claire et simple qu'elle fût. C'est ce que nous appelons, dans l’industrie littéraro-critique, un point aveugle. Et c'en est un très intéressant, aussi vaste et aussi plein d'ordures que l'océan Pacifique. Pourquoi un critique anglo-saxon est-il incapable de rendre compte de la rage hystérique des djihadistes sunnites devant des transgressions purement verbales ?
Parce que sa propre culture souffre de la même sensibilité hystérique aux transgressions verbales, et d'insensibilité à tout le reste. La culture anglo-saxonne a toujours eu en partage cette sensibilité hystérique aux transgressions verbales, là où la culture française se délecte depuis des siècles du jeu intellectuel avec l'obscénité, le blasphème, la profanation.
Les cultures ne respectent pas la différence. Le boulot des cultures est de détruire la différence partout où elles la trouvent. On pourrait croire que les universitaires qui révèrent Saïd sauraient cela mieux que personne.
Pourquoi, alors, les critiques anglo-saxons se voient-ils en champions de la différence lorsqu'ils applaudissent des djihadistes qui tuent pour des offenses verbales ? N'est-ce pas plutôt en raison de leurs propres présupposés sur la nature de la culture humaine qu'ils acquiescent aux valeurs culturelles partagées par les Sunnites et les Anglo-Saxons, et repoussent la culture française, affaiblie et diminuée ?
Depuis plus de deux siècles, depuis que la prétendue brutalité de la Révolution française a effrayé l'élite anglaise, la culture anglo-saxonne est hostile à la “liberté” [en français dans le texte] française par rapport au sexe, au langage, à l'obscénité, à la laïcité. Les Français, en retour, caricaturent les Anglo-Saxons en cuistres hypocrites, accros aux démonstrations publiques de piété, pécheurs invétérés en privé, obsédés de surveillance du langage et de morale publique, mais indifférents aux souffrances de masse aussi longtemps qu'elles ne s'expriment pas trop brutalement.
S'il vous est arrivé de vivre dans le monde musulman sunnite, cette vision française de la morale anglo-saxonne vous paraîtra familière. Les seuls pharisiens plus pharisiens que les Anglo-Saxons pourraient bien être les riches Sunnites. Car il n'y a pas plus de respect de la différence quand un “Combattant de la Justice sociale” [à l'anglo-saxonne] applaudit les meurtriers de Paris. C'est l'application d'une valeur partagée, aux dépens d'une culture affaiblie et marginalisée, la France.
C'est la seule explication que je puisse trouver à ce fait étrange que la sensibilité culturelle de la gauche universitaire s'étende uniquement à l'Islam sunnite. Elle n'englobe pas, de toute évidence, les minorités Chiites comme les Azara d'Afghanistan ou du Golfe, et elle exclut spécifiquement les populations d'Afrique sub-saharienne, comme les Dinka ou les Nuer, victimes depuis des décennies d'un ignoble génocide perpétré par les Islamistes du Nord-Soudan.
Il est difficile d'échapper à la conclusion que nous avons là deux cultures très semblables, toutes deux follement focalisées sur les transgressions symboliques, punissant une culture française affaiblie, qui s'est consacrée depuis l'époque de Sade à la transgression verbale vue comme une quête intellectuelle hautement valorisée (comme Sade dans ces lignes : « Imaginer d'encore plus grands crimes, attaquer le soleil ! »).
Quand il s'agit de commettre de vrais grands crimes, Sunnites et Anglo-Saxons savent très bien faire, surclassant totalement ces pauvres vieux Français. Mais ils ont en partage une extraordinaire prudence, une infinie capacité d'oubli de tout, sauf des crimes parlés ou écrits. Et ils prétendent, les uns comme les autres, qu'“imaginer” des crimes, dans la phrase de Sade, est aussi nocif, si ce n'est pire, que les “commettre”.
Ces crimes imaginaires, verbaux, sont les seuls qu'il est interdit d'oublier. Si seulement les ânes bâtés tels que Cole et Seymour avaient l'intelligence de voir qu'ils applaudissent d'authentiques meurtriers, qui agissent, en réalité, comme une bande de tueurs à la solde de cuistres victoriens...