25 Juin 2005
Sorti une dizaine de jours avant le référendum, Les maîtres de l'Europe arrive un peu tardivement. C'est pourtant un livre très intéressant qui analyse la construction européenne récente, depuis le traité de Maastricht (1992) jusqu'à la campagne référendaire de 2005. Le récit n'est pas complètement chronologique, la construction du livre est un peu confuse - probablement du fait de l'écriture à deux). On suit néanmoins, après le succès de l'euro, l'impossible adaptation des institutions européennes d'après l'élargissement. Le fil conducteur du livre pourrait bien être en effet le constat que le passage de l'Europe des 15 à celle des 25 n'a jamais été pensé et n'est toujours pas digéré.
Le récit des différents sommets et de l'élaboration du projet de Traité Constitutionnel Européen (TCE) regorge de détails qui permettent de mieux comprendre les positions des différents pays. L'Allemagne défend régulièrelment des propositions en faveur d'une Europe très intégrée – et élargie à l'Est -, le Royaume-Uni étant lui le leader du camp « souverainiste » (étonnant d'ailleurs que la même position défendue en France ait toujours une connotation de ringardise extrême alors que venant des britanniques elle ne choque personne).
Les auteurs, pour leur part, penchent pour une Europe extrêmement fédérale, voire pour un gouvernement des sages finalement assez effrayant, j'y reviendrai.
La première partie comporte des passages sévères pour l'Europe et la Commission européenne. On apprend par exemple que la Commission n'a interdit l'exportation de boeuf britannique qu'en mars 96, alors que depuis 1990 des notes alarmantes permettaient de penser que cette mesure était nécessaire. On apprend également que les commissaires français peuvent nommer à Paris un représentant de la commission avec comme mission principale de « remercier un obligé » et de « préparer leur campagne en vue du renouvellement de leur mandat ». On reprend connaissance des excès de la lutte antifraude commis par l'OLAF (service anti fraude) « On est plus près de l'inquisition que d'une justice sereine ».
La suite est consacrée à l'aventure du TCE. On sent en tournant les pages, que le référendum approchant, les auteurs deviennent de plus en plus élogieux pour la construction européenne. Avec des éléments rarement convaincants. Surtout, ils opposent systématiquement l'incurie des Etats européens à la vertu supposée des organes communautaires.
Ainsi, les chefs d'Etat ont du mal, depuis Nice, à organiser un circuit de décision à 25, hésitant entre une option fédérale (qui reviendrait à accorder aux Etats un poids politique strictement proportionnel à leur population) et une option interétatique qui donne un poids égal aux petits pays comme aux grands. Les auteurs mettent en balance la Banque Centrale européenne, qui a su, elle, donner plus de poids aux gouverneurs des banques centrales nationales (pp 266-267). On ne peut cependant pas comparer les statuts d'une banque à la Constitution d'un ensemble de 25 états sans faire preuve d'une certaine mauvaise foi.
De la même façon, emportés par leur ardeur à fustiger les Etats-nations, Jean Quatremer et Yves Clarisse, opposent p.325 l'inaction française et européenne en Bosnie en 1995 à l'engagement américain . Huit pages plus tard néanmoins, ils rappellent que c'est une initiative franco-britannique qui a donné le signal d'un engagement militaire, alors que les américains se contentaient de paroles.
Toujours décidés à promouvoir la grandeur européenne, ils réduisent aussi à nénat le poids des Etats. On apprend ainsi p. 323 que le siège français au Conseil de sécurité est « hérité d'un hasard de l'histoire ».
Premier point gênant dans l'argumentation qui sous-tend le récit des auteurs : si réellement les Etats européens sont de telles nullités, on voit mal quel est l'avantage de la construction européenne pourtant ainsi vantée ; une addition de zéros restera toujours nulle.
Le deuxième point ennuyeux est que les avantages de la construction européenne prédits par les deux auteurs sont assez creux en réalité. L'élargissement est ainsi vanté, p. 332, comme la seule politique étrangère de l'Union qui soit un succès total. C'est tout aussi probablement l'une des raisons majeures de l'impasse devant laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.
En matière économique et sociale, les exemples de réussite avancés sont extrêmement divers, aucun n'est réellement convaincant : - Ariane et Airbus ont peu à voir avec la construction européenne et sont au contraire le fruit d'accords intergouvernementaux ;
- De la même façon, les valeurs européennes vantées page 407, « le rejet de la peine de mort et du port d'arme, le droit des femmes à disposer de leur corps, la protection de la vie privée... » ne sont pas d'une part également respectées parmi les 25 (l'avortement est ainsi interdit en Irlande) et d'autre part ne doivent pas grand chose à la construction européenne non plus. On ne se souvient pas par exemple que des valeurs européennes aient été évoquées en 1981, en France, pour abolir la peine de mort.
Dernier détail agaçant, l'éloge d'une Europe contrepoids des Etats-Unis. Ce point est très loin d'être évident et les auteurs en sont conscients : alors que l'Union se propose de réfléchir à une stratégie militaire autonome, ils relèvent que « Le Pentagone a obtenu une sorte de droit de regard sur les opérations que les européens veulent mener en dehors de l'OTAN. » Chris Patten est également cité comme exemple d'un européen qui sait infléchir les Etats-Unis. Le discours de janvier 2002 de Georges Bush est qualifié d' « absolutiste et simpliste » par Patten, qui juge également que « la guerre contre le terrorisme » ne peut être considérée comme « mûrement réfléchie ». On notera quand même que le terrorisme est cité trois fois dans le TCE, avec au moins une acception très proche de celle du discours américain.
Dans l'ensemble cependant, un très bon livre pour comprendre l'impasse où nous nous trouvons, quelle que soit la façon dont chacun envisage d'en sortir...
post scriptum : réponse d'Yves Clarisse à cette note