La lettre volée

Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...

"Les maîtres de l'Europe", de Jean Quatremer et Yves Clarisse

Sorti une dizaine de jours avant le référendum, Les maîtres de l'Europe arrive un peu tardivement. C'est pourtant un livre très intéressant qui analyse la construction européenne récente, depuis le traité de Maastricht (1992) jusqu'à la campagne référendaire de 2005. Le récit n'est pas complètement chronologique, la construction du livre est un peu confuse - probablement du fait de l'écriture à deux). On suit néanmoins, après le succès de l'euro, l'impossible adaptation des institutions européennes d'après l'élargissement. Le fil conducteur du livre pourrait bien être en effet le constat que le passage de l'Europe des 15 à celle des 25 n'a jamais été pensé et n'est toujours pas digéré.

Le récit des différents sommets et de l'élaboration du projet de Traité Constitutionnel Européen (TCE) regorge de détails qui permettent de mieux comprendre les positions des différents pays. L'Allemagne défend régulièrelment des propositions en faveur d'une Europe très intégrée – et élargie à l'Est -, le Royaume-Uni étant lui le leader du camp « souverainiste » (étonnant d'ailleurs que la même position défendue en France ait toujours une connotation de ringardise extrême alors que venant des britanniques elle ne choque personne).

Les auteurs, pour leur part, penchent pour une Europe extrêmement fédérale, voire pour un gouvernement des sages finalement assez effrayant, j'y reviendrai.

La première partie comporte des passages sévères pour l'Europe et la Commission européenne. On apprend par exemple que la Commission n'a interdit l'exportation de boeuf britannique qu'en mars 96, alors que depuis 1990 des notes alarmantes permettaient de penser que cette mesure était nécessaire. On apprend également que les commissaires français peuvent nommer à Paris un représentant de la commission avec comme mission principale de « remercier un obligé » et de « préparer leur campagne en vue du renouvellement de leur mandat ». On reprend connaissance des excès de la lutte antifraude commis par l'OLAF (service anti fraude) « On est plus près de l'inquisition que d'une justice sereine ».

La suite est consacrée à l'aventure du TCE. On sent en tournant les pages, que le référendum approchant, les auteurs deviennent de plus en plus élogieux pour la construction européenne. Avec des éléments rarement convaincants. Surtout, ils opposent systématiquement l'incurie des Etats européens à la vertu supposée des organes communautaires.

Ainsi, les chefs d'Etat ont du mal, depuis Nice, à organiser un circuit de décision à 25, hésitant entre une option fédérale (qui reviendrait à accorder aux Etats un poids politique strictement proportionnel à leur population) et une option interétatique qui donne un poids égal aux petits pays comme aux grands. Les auteurs mettent en balance la Banque Centrale européenne, qui a su, elle, donner plus de poids aux gouverneurs des banques centrales nationales (pp 266-267). On ne peut cependant pas comparer les statuts d'une banque à la Constitution d'un ensemble de 25 états sans faire preuve d'une certaine mauvaise foi.

De la même façon, emportés par leur ardeur à fustiger les Etats-nations, Jean Quatremer et Yves Clarisse, opposent p.325 l'inaction française et européenne en Bosnie en 1995 à l'engagement américain . Huit pages plus tard néanmoins, ils rappellent que c'est une initiative franco-britannique qui a donné le signal d'un engagement militaire, alors que les américains se contentaient de paroles.

Toujours décidés à promouvoir la grandeur européenne, ils réduisent aussi à nénat le poids des Etats. On apprend ainsi p. 323 que le siège français au Conseil de sécurité est « hérité d'un hasard de l'histoire ».

Premier point gênant dans l'argumentation qui sous-tend le récit des auteurs : si réellement les Etats européens sont de telles nullités, on voit mal quel est l'avantage de la construction européenne pourtant ainsi vantée ; une addition de zéros restera toujours nulle.
Le deuxième point ennuyeux est que les avantages de la construction européenne prédits par les deux auteurs sont assez creux en réalité. L'élargissement est ainsi vanté, p. 332, comme la seule politique étrangère de l'Union qui soit un succès total. C'est tout aussi probablement l'une des raisons majeures de l'impasse devant laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.

En matière économique et sociale, les exemples de réussite avancés sont extrêmement divers, aucun n'est réellement convaincant : - Ariane et Airbus ont peu à voir avec la construction européenne et sont au contraire le fruit d'accords intergouvernementaux ;
- De la même façon, les valeurs européennes vantées page 407, « le rejet de la peine de mort et du port d'arme, le droit des femmes à disposer de leur corps, la protection de la vie privée... » ne sont pas d'une part également respectées parmi les 25 (l'avortement est ainsi interdit en Irlande) et d'autre part ne doivent pas grand chose à la construction européenne non plus. On ne se souvient pas par exemple que des valeurs européennes aient été évoquées en 1981, en France, pour abolir la peine de mort.

Dernier détail agaçant, l'éloge d'une Europe contrepoids des Etats-Unis. Ce point est très loin d'être évident et les auteurs en sont conscients : alors que l'Union se propose de réfléchir à une stratégie militaire autonome, ils relèvent que « Le Pentagone a obtenu une sorte de droit de regard sur les opérations que les européens veulent mener en dehors de l'OTAN. » Chris Patten est également cité comme exemple d'un européen qui sait infléchir les Etats-Unis. Le discours de janvier 2002 de Georges Bush est qualifié d' « absolutiste et simpliste » par Patten, qui juge également que « la guerre contre le terrorisme » ne peut être considérée comme « mûrement réfléchie ». On notera quand même que le terrorisme est cité trois fois dans le TCE, avec au moins une acception très proche de celle du discours américain.

Dans l'ensemble cependant, un très bon livre pour comprendre l'impasse où nous nous trouvons, quelle que soit la façon dont chacun envisage d'en sortir...

post scriptum : réponse d'Yves Clarisse à cette note


 
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V
<br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Hourra l'euro!<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> (fait divers relatif à une certaine jouissance sensuelle dans la société des extravagants)<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Un journaliste a fini par lâcher le morceau: 99% des journalistes, pour ne pas dire la totalité, sont généralistes et, par conséquent, ne savent pas de quoi ils parlent. Disons, pour parler<br /> prolo, qu'ils bourrent le mou de leurs lecteurs! Notre avis néanmoins est que cette manière de voir, à l'exception notable du mammouth européen, semble un peu journalistique. De quoi, en effet,<br /> les journalistes pourraient-ils nous parler, sans se contredire aussitôt, s'ils se mettaient en tête de considérer, par exemple, l'opposition aux réformes, comme l'information<br /> par excellence? Non pas l'information-cadeau à déballer, ça, le gouvernement sait très bien le faire, mais comme fait concret en soi qui mérite attention et réflexion. Et cela pour cette raison<br /> toute bête que ce n'est pas à l'opinion publique d'expliquer ce que veut le gouvernement, mais bien au dit gouvernement de montrer, dans les faits et non pas en paroles, que son action aboutit à<br /> améliorer les conditions de vie et de travail du plus grand nombre. Et s'il déclare que oui, c'est le cas! alors le plus grand nombre est en droit d'attendre de qui prétend mieux<br /> que d'autres saisir la complexité du réel, en vue non de le simplifier mais tout simplement d'en rendre compte, de la façon la plus claire et la plus précise, un contenu à la hauteur de la<br /> prétention revendiquée. Mais le fait est que le journalisme est devenu, de manière générale, l'enseigne de ce préjugé qui consiste à casser toute opinion qui n'a pas<br /> l'assentiment des idées dominantes des possédants de notre époque. Et il n'est donc pas étonnant, mais en même temps passablement curieux, que sur la question de l'Europe, toute<br /> l'Europe, comme un seul homme se lève, pour déclarer son immense peine d'être aussi incomprise... par les états européens qui la constituent, sans que cela soulève aussitôt un<br /> concert de protestations médiatiques. Le philosophe avait bien raison de dire qu'il convient de se méfier de son propre entendement. Au lieu de ça, au contraire, on se déclare partout soucieux<br /> des marchés! Et, ceci corroborant cela, inquiet de l'avenir de la monnaie unique, sans s'émouvoir le moins du monde du fait que ladite monnaie unique, en tant<br /> que vaillante fille publique, semble avoir de multiples vies parallèles. La drachme, semble-t-il, mais pas seulement, la livre, l'escudo, la peseta, la lire, le franc hantent l'euro réduit à<br /> l'état de tirelire, que nous proposons d'appeler le rutilant gentil cochon.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Résumons d'abord les trente années qui indubitablement, chose que personne ne nie, viennent de changer la vie d'une manière considérable. Pour les uns, il y a trop d'Europe et<br /> pour les autres, pas assez! L'économique et le social, comme on dit, sont, en effet, ne changeons pas de registre, les deux faces d'une même pièce. Reste que ce sont les<br /> vendeurs du trop d'état social et pas assez d'Europe providentielle qui, grâce à l'action énergique du mauvais état en question, ont, en 2008, décroché la timbale de la façon la plus<br /> retentissante qui soit. Leur excuse est que ce n'était pas prévisible, personne n'y croyait, c'est arrivé comme ça et pis surtout ça sert à rien de critiquer, faut agir. Le journalisme, façon<br /> constat à l'amiable, n'appartient plus, à l'évidence, aux seuls journalistes. Et c'est peut-être là, la chance de ces derniers. C'est alors qu'après des nuits d'angoisse, passées un partout<br /> jusqu'au Canada, où rien n'était gagné, ni la soupe, ni le rata, les visages étaient tendus, vraiment l'Europe a eu chaud, les ci-devant révolutionnaires européens, dénonciateurs du trop<br /> d'état-providence se sont brusquement réveillés en promoteurs d'un gouvernement européen, enfin capable de décider, à hauteur de 50%, d'une péréquation des dettes nationales<br /> européennes. Voilà un fonds qui sent la poudre! Et patte blanche! Donner l'assurance au grand méchant marché, qu'il recevra autant qu'il espérait avaler avant la crise, c'est la sorte de<br /> fédéralisme-type CDS (credit default swap) que les escrocs étatiques d'Europe se proposent de mettre en oeuvre, Et l'on s'étonne, après cette incitation au bas de laine<br /> à jarretière monumentale, que les marchés attaquent! Ils ont bien compris que l'Angela angélique des ménages, soucieuse de son budget, chante un hymne à la joie, d'un genre tout à fait singulier.<br /> Messieurs, entrez, entrez, et jouissez tout votre soul! Comme la belle a déjà, outre-Rhin, disons grosso modo au sud, son marlou, son hareng, son barbeau, il ne lui manque plus, pour compléter le<br /> tableau, qu'un chapeau de soie jaune-serin garni d'un ruban et d'un voile de même couleur. Elle sera ainsi la reine d'un nouveau royaume: the United Kondom. Car il ne<br /> sera pas dit, non, non, qu'on trouvera mieux que l'Europe pour préserver les intérêts des marchés, des banques et de toutes les classes capitalistes européennes.<br /> <br /> <br /> <br />
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V
Un livre excellent et extrêmement utile. Je vous en propose une autre chronique : http://www.taurillon.org/Les-Maitres-de-l-Europe
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