C'est un livre magnifique, à ranger à côté de "La mort est mon métier", de Robert Merle. Il a un aspect plus social, qui décrit comment c'est toute une société qui bascule petit à petit dans l'acceptation du nazisme.
L'auteur est un magistrat protestant qui a quitté l'Allemagne en 1938. Le livre couvre la période 1914-1933, de la sortie de la guerre à l'accession au pouvoir de Hitler. Haffner n'essaie pas de se donner un beau rôle, le livre a été retrouvé dans son bureau, après son décès et une carrière réussie d'essayiste, menée après son retour en Allemagne.
Haffner a un style (et une traductrice) superbe, fin et analytique, qui lui permettent de faire comprendre les sentiments d'une autre époque. Ainsi d'une hypothèse sur la montée du nazisme, qui vient compléter celle, plus sociale, évoquée par Robert Merle :
"Pour devenir une force historique qui mette les masses en mouvement, une idée doit être simplifiée jusqu'à devenir accessible à l'entendement d'un enfant. Et une chimère puérile forgée dans le cerveau immature de dix classes d'âge, où elle reste ancrée pendant quatre ans,peut très bien faire vingt ans plus tard son entrée en politique, costumée en idéologie délétère. La guerre est un grand jeu excitant, passionnant, dans lequel les nations s'affrontent ; elle procure des distractions plus substantielles et des émotions plus délectables que tout ce que peut offrir la paix : voilà ce qu'éprouvèrent quotidiennement, de 1914 à 1918, dix générations d'écoliers allemands. Cette vision positive est la base même du nazisme. [...] Bien des éléments ont contribué plus tard à la victoire du nazisme et en ont modifié l'essence. Mais c'est là que se trouvent ses racines. Non, comme on pourrait le croire, dans l'expérience des tranchées, mais dans la guerre telle que l'ont vécue les écoliers allemands."
Un récit incroyable de l'année 1923, celle de l'hyper-inflation, où, à peine payé, son père se dépêchait d'acheter un maximum de biens de consommation (fromages, coiffeur, légumes, loyer carte de transport...) pour ne pas garder des marks quotidiennement dévalués - nous devons à cette année l'obsession allemande pour la stabilité de l'euro, on comprend pourquoi.
Une période heureuse après le rétablissement du Mark, menée par Stresemann (pas chancelier, mais personnalité prépondérante), décédé en 1930.
Le chancelier Brüning, élu au printemps 1930, est sans doute le véritable coupable de l'arrivée d'Hitler :
"Pour poursuivre jusqu'à l'absurde le paiement des réparations, il mit l'économie allemande au bord de la faillite ; les banques fermèrent, le nombre des chômeurs atteignit six millions. Pour sauver le budget malgré tout, il appliquait avec une farouche rigueur la recette du père de famille sévère : "se serrer la ceinture". [...] Plusieurs des instruments de torture les plus efficaces de Hitler furent inaugurés par Brüning : c'est à lui que l'on doit la "gestion des devises", qui empêchait les voyages à l'étranger, l'"impôt sur la désertion", qui rendait l'exil impossible ; c'est lui aussi qui commença à limiter la liberté de la presse et à museler le Parlement. Et pourtant, étrange paradoxe, il faisait tout cela pour défendre la république".
Pour moi, relisant ce paragraphe que j'avais souligné à une époque où je croyais encore en l'Union européenne, je comprends combien toute idéologie qui conduit le peuple à se serrer la ceinture pour des raisons imaginaires peut mener aux pires extrêmes.
Quelques phrases plus loin, le passage de Haffner peut sonner comme un avertissement à l'heure où Bush suspend des libertés aux USA : "A ma connaissance, le régime de Brüning a été la première esquisse et pour ainsi dire la maquette d'une forme de gouvernement qui a été imitée depuis dans de nombreux pays d'Europe : une semi-dictature au nom de la démocratie et pour empêcher une dictature véritable".
Dans la deuxième partie du livre, Hitler est au pouvoir. Il est arrivé au Parlement en septembre 1930, en réaction à l'austérité de Brüning et s'impose en 1933.
Au début, raconte Haffner, les nazis ne sont pas vraiment pris au sérieux : "Peu de choses sont aussi comiques que le calme souverain et détaché avec lequel mes semblables et moi-même contemplâmes, comme d'une loge de théatre, les débuts de la révolution nazie en Allemagne - processus qui ne visait pourtant à rien d'autre qu'à nous exterminer. La seule chose qui soit peut-être plus comique encore, c'est que des années plus tard, avec notre exemple sous les yeux, l'Europe entière se soit offert la même attitude supérieure de spectateur passif et amusé, alors que les nazis étaient depuis longtemps occupés à lui bouter le feu aux quatre coins."
Pourquoi cette passivité ? Parce que l'homme moderne et apolitique se soucie d'abord de son quotidien :
"Il est probable que les révolutions, et l'histoire dans son ensemble, se dérouleraient bien différemment si les hommes étaient aujourd'hui encore ce qu'ils étaient peut-être dans l'antique cité d'Athènes : des êtres autonomes avec une relation à l'ensemble, au lieu d'être livrés pieds et poings liés à leur profession et à leur emploi du temps, dépendant d'une foule de choses qui les dépassent, éléments d'un mécanisme qu'ils ne contrôlent pas, marchant pour ainsi dire sur des rails et désemparés quand ils déraillent. La sécurité, la durée, ne se retrouvent que dans la routine quotidienne. A côté c'est tout de suite la jungle. Tout européen du XXe siècle le ressent confusément avec angoisse. C'est pourquoi il hésite à entreprendre quoi que ce soit qui pourrait le faire dérailler - une action hardie, inhabituelle, dont lui seul aurait pris l'initiative. D'où la possibilité de ces immenses catastrophes affectant la civilisation telle que la domination nazie en Allemagne."
Il faut lire la scène poignante où, dans la bibliothèque d'un tribunal, des magistrats lisent pendant que dehors on entend des bruits. L'explication vient : des juifs arrêtés par des SA. Dans la bibliothèque, des magistrats rient - sans doute des nazis. Un de leurs collègues, juif, ne rit pas, se lève et sort. Quelques instants après, ce sont tous les magistrats juifs qui doivent partir, chassés par les SA.
C'est aussi insoutenable que les scènes de mitraillage racontées ailleurs.
Autre réalité parfaitement bien mise en valeur est la somme des petites compromissions nécessaires à la survie en régime nazi : "la situation des allemands non nazis en été 1933 était certainement une des plus difficiles dans lesquelles peuvent se trouver des hommes : un état d'impuissance totale et sans issue, combiné avec les séquelles du choc causé par une attaque -surprise. Les nazis nous tenaient à leur merci. Toutes les forteresses étaient tombées, toute résistance collective était devenue impossible, la résistance individuelle n'était plus qu'une forme de suicide. Nous étions traqués jusque dans les recoins de notre vie privée, la déroute régnait dans tous les recoins de notre existence, une débandade dont on ne savait où elle finirait. En même temps, on était exhorté chaque jour non à se rendre, mais à trahir. Un petit pacte avec le diable, et on ne ferait plus partie des prisonniers et des poursuivis, mais des vainqueurs et des poursuivants".
Dernière passage que je souhaitais me remémorer : en 1933 toujours, Haffner doit passer du temps dans un camp "d'éducation idéologique" animé par les SA, pour devenir magistrat.
Il décrit bien l'endoctrinement, aspect connu du nazisme. Ce qui est moins courant est la description qu'il fait du lâche bonheur de s'abandonner à la collectivité : "Jamais je n'aurais dû me rendre dans ce camp. J'étais pris au pège de la camaraderie. Pendant la journée on n'avait jamais le temps de penser, jamais l'occasion d'être un "moi". Pendant la journée, la camaraderie était un bonheur. Aucun doute : une espèce de bonheur s'épanouit dans ces camps, qui est le bonheur de la camaraderie. Bonheur matinal de se retrouver ensemble en plein air, bonheur de se retrouver ensemble nus comme des vers sous la douche chaude, de partager ensemble les paquets que tantôt l'un, tantôt l'autre, recevait de sa famille, de partager ensemble la responsabilité d'une bévue commise par l'un ou l'autre [...]
Qui niera que tout cela est un bonheur ? Qui niera qu'il existe dans la nature humaine une aspiration à ce bonheur que la vie civile, normale et pacifique ne peut combler ?
Moi, en tout cas, je ne le nierai pas, et j'affirme avec force que c'est précisément cette camaraderie qui peut devenir un des plus terribles instruments de la déshumanisation - et qu'ils le sont devenus entre les mains des nazis. C'est là le grand appeau, l'appât majeur dont ils se servent. Ils ont submergé les Allemands de cet alcool de la camaraderie..."
Cela me fait penser au superbe "Sa majesté des mouches", où les barbares sont en effet ceux qui acceptent une vie tribale, des rituels inexpliqués et inexpliquables mais qui soudent ceux qui s'y plient.
Pour terminer cette longue note, j'ajoute qu'il y a encore beaucoup de thèmes et de passages magnifiques dans ce livre, qu'il faut vraiment avoir lu.