Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...
12 Août 2006
Un très grand livre, que je regrette de lire si tard. Marc Bloch, professeur d'histoire de grande envergure, a été fusillé comme résistant en juin 1944.
Il a rédigé à chaud ses observations sur la défaite, avec une écriture superbe, qui offre un florilège de citations (dont j'ai abusé plus loin).
Son livre, comme tout bon livre d'histoire, offre des enseignements pour le présent. J'en retire même une conclusion aujourd'hui très personnelle, que je vous livrerai à la fin.
Première partie, la déposition d'un vaincu : récit d'une défaite vécue de l'intérieur.
Dans le premier tiers de l'ouvrage, Marc Bloch raconte sa courte guerre, sa perception des raisons proprement militaires de la défaite : « le triomphe des allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle [...] ce furent deux adversaires appartenant chacun à un âge différent de l'histoire de l'humanité qui se heurtèrent sur nos champs de bataille. »
Le premier tome de la biographie de de Gaulle par Lacouture, apporte, sur ce sujet, un éclairage passionnant, à travers la rivalité de Gaulle/Pétain avant guerre, sur le sujet du rôle des armes motorisées.
Bloch aborde aussi des causes liées à la sociologie de l'armée française, que l'on pourrait appliquer pour caractériser un « esprit français » en général, tant on retrouve d'actualité dans ses descriptions. Il y a des notations fortes sur un certain intellectualisme français, amoureux de la théorie mais dédaigneux de la pratique : « on a souvent parlé du dédain de l'officier d'état-major pour l'officier de troupe . [...] Durant la précédente guerre, j'ai, à plusieurs reprises, constaté l'incapacité du commandement à calculer avec exactitude le temps qu'un ordre, lancé depuis un quartier général, met à atteindre, déétape en étape, le point où il pourra être mis à exécution : à qui font défaut les yeux de l'esprit, les meilleurs mémentos n'apprendront jamais à mesurer le cheminement, voire les erreurs d'un agent de liaison sur les pistes boueuses.»
Cette conception fort idéaliste du commandement fait ignorer qu'entre la conception, noble, et l'exécution, vile, il doit y avoir continuité. On peut imaginer que la traduction pratique de cette dichotomie est bien ce que décrit Marc Bloch : « La vérité est que les états-majors ressemblaient à une maison d'affaires qui, pourvue au sommet de chefs de service – représentés ici par les officiers -, à la base de dactylos, eût été par contre, au niveau intermédiaire totalement démunie d'employés proprement dits. » De fait, « L'armée s'est toujours difficilement résignée à l'idée que ni l'importance ni le mérite d'une tâche ne se mesurent à ce qu'elle peut avoir, extérieurement, de brillant. » Voilà aussi pourquoi, du fait de cette légèreté de la réflexion sur l'application des tâches, on aboutit à des nominations absurdes. Bloch relate ainsi sa nomination comme chef du ravitaillement en essence : « Me voici donc devenu, du jour au lendemain, le grand maître des carburants, dans l'armée la plus motorisée de tout le front français, »
Après ce récit, l'historien revient sur les années d'avant-guerre et le pourquoi de l'effondrement : « L'examen de conscience d'un Français ».
Il n'élude pas les responsabilités syndicales ou politiques à gauche : « A-t-il été rien de plus « petit-bourgeois » que l'attitude, durant ces dernières années et pendant la guerre même, de la plupart des grands syndicats, de ceux des fonctionnaires notamment ? »
Pourtant, il cerne surtout, rapidement, un parti de la défaite, qui a conduit à l'effondrement moral de la République : « Notre régime de gouvernement se fondait sur la participation des masses,. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n'était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu'avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n'est possible. [...] Le plus grave était que la presse dite de pure information [...servait] , en fait, des intérêts cachés, souvent sordides, et parfois, dans leur source, étrangers à notre pays. Sans doute, le bon sens populaire avait sa revanche. Il la prenait sous la forme d'une méfiance croissante envers toute propagande, par l'écrit ou par la radio. »
Cette disjonction entre le peuple et les élites, il l'explique aussi par le jeu de la droite anti-nationale :
« ...que les partis qualifiés de « droite » soient si prompts aujourd'hui à s'incliner devant la défaite, un historien ne saurait en éprouver une bien vive surprise. Telle a été presque tout au long de notre destin leur constante tradition : depuis la Restauration jusqu'à l'Assemblée de Versailles. »
Les conservateurs en effet, n'ont pas vu l'Allemagne comme un danger plus grand que la Russie, rejoignant ainsi une grande lignée de défaitistes : « D'autres en plus grand nombre pensaient que l'ordre social fondé sur le privilège avait un caractère sacré et qu'on ne pouvait s'en affranchir sans impiété. Ainsi se formait en France un parti hostile à tout le cours de l'histoire de France, parti sans cesse vaincu et qui, aigri par ses défaites, prenait peu à peu l'habitude de penser et de sentir contre la nation, au point de ne plus attendre d'autres succès que les désastres de la France. » (Baverez, jules de What's next...)
Mais Bloch est conscient de la difficulté d'écrire à chaud sur ces sujets, et laisse pour plus tard l'étude des causes de la défaite après avoir brillamment ouvert le sujet – repris apparemment par une historienne très récemment. Des textes ajoutés par l'éditeur permettent de revenir sur les réformes de l'enseignement qu'il envisageait pour l'après-guerre. Il est assez vertigineux, et désespérant, de retrouver les mêmes problèmes presque 70 ans après...
Sur l'enseignement, élitisme (cf. ma note de lecture sur la Fabrique des meilleurs, bachotage et crise des universités sont déjà là : « L'enseignement supérieur a été dévoré par les écoles spéciales, du type napoléonien. Les Facultés mêmes ne méritent guère d'autre nom que celui là. Qu'est-ce qu'une Faculté des Lettres, sinon avant tout une usine à fabriquer des ingénieurs ou des artilleurs ? D'où deux résultats également déplorable. Le premier est que nous préparons mal à la recherche scientifique ; que, par suite, cette recherche chez nous périclite. [...] en beaucoup de matières, les étudiants étrangers ont cessé de venir chez nous, parce que nos université ne leur offrent plus qu'une préparation à des examens professionnels, sans intérêt pour eux. D'autre part, à nos groupes dirigeants, trop tôt spécialisés, nous ne donnons pas la culture générale élevée, faute de laquelle tout homme d'action ne sera jamais qu'un contremaître. »
Par avance, il rejette la création de l'ENA (déjà évoquée par le gouvernement du Front populaire), qui ne fera que redoubler le monopole des sciences-po pour l'accès aux hautes fonctions publiques : « mieux eût valu certainement favoriser, par des bourses, l'accès de tous aux fonctions administratives et en confier la préparation aux universités, selon le large système de culture générale qui a fait la force du civil service britannique. »
Il réclame également la suppression du baccalauréat, le passage à une notation de A à E plutôt que l'échelle de 0 à 20 qui permet d'attribuer de ridicules quarts de points.
Il faut absolument lire ce livre. Voilà, pour conclure, ce que j'en retiens :
1. la République a du sens, toujours, car les liens entre citoyens français sont plus forts que ce que l'on peut imaginer : « Ils proclamaient que la guerre est affaire de riches ou de puissants à laquelle le pauvre n'a pas à se mêler. Comme si, dans une vieille collectivité, cimentée par des siècles de civilisation commune, le plus humble n'était pas toujours, bon gré mal gré, solidaire du plus fort. »
2. Nous sommes, comme en 1938, dans une période politique incertaine : « Prisonniers de dogmes qu'ils savaient périmés, de programmes qu'ils avaient renoncé à réaliser, les grands partis unissent, fallacieusement, des hommes qui, sur les grands problèmes du moment – on le vit bien après Munich, s'étaient formés les opinions les plus opposées. Ils en séparaient d'autres qui pensaient exactement de même. »
3. Il y a des bastilles à reprendre, en écrivant « rien, précisément, ne trahit plus crument la mollesse d'un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens. », Bloch visait les militaires. Remplacez militaires par Banque centrale européenne...
4. le chemin européen ne mène à rien, sous sa forme techno-administrative actuelle, il faut savoir le reconnaître : « après tout, se tromper au départ, il est peu de grands capitaines qui ne s'y soient laissé quelquefois entraîner ; la tragédie commence quand les chefs ne savent pas réparer. »
« Il est bon qu'il y ait des hérétiques. » écrit Bloch, reprenant une formule d'Alain.
Je n'aime pas donner, en conclusion, un tour de propagande à ce qui n'est qu'une invitation à la lecture, donc à la formation d'idées personnelles. Tant, pis, je termine par une invitation à soutenir des hérétiques contemporains qui correspondent au chef selon le voeu de Marc Bloch :
« [le chef doit] avant tout distinguer les aspirations profondes et permanentes de son peuple, exprimer en clair ce que celui-ci dénie parfois bien confusément et le révéler pour ainsi dire à lui-même. »
Pour moi, deux personnes aujourd'hui correspondent à cette fonction capitale :
Jacques Chirac, s'il continue à se poser, dans le conflit moyen-oriental qui prend chaque jour plus d'ampleur, en arbitre et gardien de la justice,
Laurent Fabius, malgré tout, qui a su appeler à voter non quand le oui était à 70%, et a senti la lassitude française face au coût sans cesse croissant de l'intégration à marche forcée.
Mise à jour 2012 : Laurent Fabius a renié son vote et son rôle de 2005, probablement dans l'espoir de remplacer Juppé au Quai d'Orsay. Il faudrait ajouter aujourd'hui François Asselineau, dont l'UPR appelle à sortir de l'Union européenne et de l'OTAN. Lire notamment ce communiqué de l'UPR. C'est, au fond, la seule position conséquente aujourd'hui, la seule qui représente une alternative véritable.