La lettre volée

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Préfailles

"Chaque fois que je longe la côte qui va de Pornic à la pointe Saint-Gildas, et particulièrement du côté de Préfailles, je suis frappé par le caractère original que revêt ici le mode d'occupation de la côte par les estivants. Pas de plages, ou seulement quelques anses sableuses de médiocres dimensions, qui n'attirent guère les baigneurs, rien que de petite falaises irrégulières, surplombant de quelques mètres des platures rocheuses semées de blocs non dégrossis, falaises qui mordent directemlent sur un bocage que l'été roussit vite, et où les petites routes, toutes en montées et en descentes, se tortillent entre les haies vives, les genetières et les fougeraies. Ces falaises basses sont bordées de propriétés à l'ancienne, assez vastes, closes de murs qui s'avancent jusqu'à l'à-pic, et auxquelles on n'accède que de l'arrière. Les villas s'étirent, jalousement cachées derrière les charmilles et les bosquets de leur petit parc : les scènes qui se jouent sur la mer ont ici pour seul théatre un étage de loges spacieuses, juxtaposées, rigidement compartimentées, et dont on sent que la préoccupation première est de dérober chacune, ombrageusement, ses allées et venues et son manège intime aux regards du voisin.

On devine aussi que, pour ces estivants, si discrètement murés sur leur quant-à-soi, il n'y a ni cocktail-parties, ni thés dansants, ni yachts, ni voitures de luxe, ni baccara au casino, mais seulement le loisir feutré de l'été sous les arbres, et pour distraction les visites de bon voisinage et de bonne compagnie, les liens très anciennement noués des amitiés héréditaires et de la parenté proche. Ce ne sont pas des estivants vagabonds qui fréquentent cette côte de Jade, ce sont des familles, (Préfailles est la plage des familles) ayant propriété avec vue imprenable pour l'été, commes elles ont caveau avec jouissance imprenable pour la mort, au cimetière de la Bouteillerie ou au cimetière de la Miséricorde. Ces anciennes familles nantaises ou bretonnes, largement pourvues en patrimoine, et qui doivent continuer, je pense, même si leurs moyens ne sont plus ceux d'hier, à hanter discrètement l'été la côte de Préfailles, formaient une aristocratie très ombragée, peu bruyante, peu voyante [...]
"



Julien Gracq, La forme d'une ville, p. 176, éd. José Corti, 1985




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M
Julien Gracq a remarquablement décrit et le paysage et l'atmosphère "familiale" de Préfailles, mon pays natal...
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