Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...
1 Mars 2006
Un important article, où Pierre Manent définit fort bien, dès 1996, du point de vue d'une philosophie politique libérale, les écueils qui parcourent la route du projet européen. Dix ans après, nous sommes en plein dedans, et ce philosophe, qui a argumenté en faveur d'un non libéral au projet de traité constitutionnel en mai 2005, constitue pour moi une référence. Les quelques lignes qui suivent résument la thématique de son article, mais j'en ai détourné la synthèse pour en tirer des conclusions relatives à l'actualité de 2006. La tonalité de ce résumé est donc plus pessimiste que le texte initial - je crois pourtant qu'elle est fidèle à son esprit.
Deux citations pourraient à elles seules résumer le pari européen. L'une de Rousseau : « il n'y a plus aujourd'hui de Français, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglais même, quoi qu'on en dise ; il n'y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes moeurs, parce qu'aucun n'a reçu de forme nationale par une institution particulière. Tous, dans les mêmes circonstances feront les même choses. 1». Fichte, un quart de siècle plus tard : « Je parle simplement pour des Allemands et c'est uniquement d'Allemands que je parle », Discours à la nation allemande, 1807.
L'Europe de Rousseau s'est évaporée en quelques années. Aujourd'hui, l'avenir de l'Europe est tout aussi incertain, même si le projet politique est beaucoup plus avancé. L'Europe, pour longtemps, ne peut prétendre au statut d'Etat nation, elle a, pourtant, considérablement fragilisé les anciennes nations qui la constituent. Dans cette transition incertaine, l'Europe est exposée et expose les nations qui la constituent à un risque d'anomie et de violence.
Pour Pierre Manent, l'Etat nation c'est un principe universel, celui du consentement, appliqué à un territoire et une population. Ce cadre territorial et humain est contingent, hérité de l'histoire. Mais ce qui est contingent pèse, est doté d'une consistance propre, résiste et ne peut être négligé. Entre Rousseau et Fichte, c'est bien la tentative napoléonienne d'unifier l'Europe derrière le Code civil, qui a anéanti le sentiment européen décrit par Rousseau. Deux cent ans plus tard, nous sommes parvenus de nouveau à un point ou, de l'optimisme rousseauiste, un repli vers le national s'imposera, et s'imposera même de façon légitime.
En effet, il n'y a plus guère de cadre national, mais les cadres anciens (France, Allemagne, Royaume-Uni...) n'ont pas été remplacés par un cadre européen. L'Europe n'est pas un cadre défini, et nul consentement clair ne peut être invoqué à l'appui des décisions, pourtant de plus en plus nombreuses, qui se prennent en son nom. Nul ne peut connaître non seulement le contenu des normes produites à Bruxelles, mais encore même le processus de décision qui peut y conduire.
Ce qui a été ainsi perdu dans cette dissolution des cadres nationaux, c'est l'idée de justice. Dans le cadre national s'affrontaient précédemment des prétentions sociales, culturelles, régulées par un processus démocratique connu de tous. Les arbitrages rendus, au Parlement, par le Président, pouvaient être considérés comme justes car rendus par une instance légitime2.
Ce vide de légitimité renvoie chacun à son identité « seconde ». Dans la nation, le citoyen se choisit toutes les identités communautaires voulues (religieuse, culturelle) mais jouit, en plus, de son identité nationale – on était catholique et français pour reprendre l'exemple donné par Pierre Manent, maintenant que la citoyenneté française est de si peu de valeur, on reste catholique, point. Il ne reste ainsi aujourd'hui qu'une foule d'identités « de deuxième rang », qui s'affrontent et se concurrencent – incidemment aussi dans l'espoir d'être reconnues par le pouvoir national émergent de Bruxelles.
Dans cette concurrence des identités Bruxelles ne peut pourtant pas prétendre jouer un rôle d'instance de régulation légitime. Au niveau européen, la CJCE avance doucement des dispositions dont chacune, à tout instant, lorsque ses conséquences concrètes sont découvertes, donne à douter de la légitimité de l'ensemble institutionnel dont elles découlent. De la même façon, l'existence de la directive Bolkestein a été découverte de façon presque subreptice.
Les instances communautaires sont donc en concurrence directe mais inassumée avec les états nations qui constituent l'Union, sans que ce débat soit clairement posé, et dans des domaines sans cesse plus importants. Il y a un risque croissant, à la mesure des prétentions nouvelles du niveau communautaire, que dans ce vide de consentement, la force ne vienne compenser l'injustice : sans aller jusqu'à imaginer l'équivalent d'une guerre de sécession, nous pourrions, lorsque le premier chasseur de palombes refusant de se plier à une directive sera jeté en prison, voir se multiplier les attentats ou autres manifestions irrédentes.
Si bien qu'aujourd'hui, exiger l'arrêt d'une intégration européenne croissante et sans principe, ce n'est pas défendre un particularisme culturel franchouillard, mais exiger le respect d'un principe universel de justice et de démocratie, qui veut que l'exercice démocratique se déroule dans un cadre délimité et connu de tous.
Cf. également une note sur le dernier ouvrage de Pierre Manent, la raison des nations, également quelques extraits d'une interview au Monde, d'une autre à Libé.