La lettre volée

Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...

Pierre Manent, « la démocratie sans la nation ? », Commentaire, n°75, automne 1996

Un important article, où Pierre Manent définit fort bien, dès 1996, du point de vue d'une philosophie politique libérale, les écueils qui parcourent la route du projet européen. Dix ans après, nous sommes en plein dedans, et ce philosophe, qui a argumenté en faveur d'un non libéral au projet de traité constitutionnel en mai 2005, constitue pour moi une référence. Les quelques lignes qui suivent résument la thématique de son article, mais j'en ai détourné la synthèse pour en tirer des conclusions relatives à l'actualité de 2006. La tonalité de ce résumé est donc plus pessimiste que le texte initial - je crois pourtant qu'elle est fidèle à son esprit.

Deux citations pourraient à elles seules résumer le pari européen. L'une de Rousseau : « il n'y a plus aujourd'hui de Français, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglais même, quoi qu'on en dise ; il n'y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes moeurs, parce qu'aucun n'a reçu de forme nationale par une institution particulière. Tous, dans les mêmes circonstances feront les même choses. 1». Fichte, un quart de siècle plus tard : « Je parle simplement pour des Allemands et c'est uniquement d'Allemands que je parle », Discours à la nation allemande, 1807.

L'Europe de Rousseau s'est évaporée en quelques années. Aujourd'hui, l'avenir de l'Europe est tout aussi incertain, même si le projet politique est beaucoup plus avancé. L'Europe, pour longtemps, ne peut prétendre au statut d'Etat nation, elle a, pourtant, considérablement fragilisé les anciennes nations qui la constituent. Dans cette transition incertaine, l'Europe est exposée et expose les nations qui la constituent à un risque d'anomie et de violence.

Pour Pierre Manent, l'Etat nation c'est un principe universel, celui du consentement, appliqué à un territoire et une population. Ce cadre territorial et humain est contingent, hérité de l'histoire. Mais ce qui est contingent pèse, est doté d'une consistance propre, résiste et ne peut être négligé. Entre Rousseau et Fichte, c'est bien la tentative napoléonienne d'unifier l'Europe derrière le Code civil, qui a anéanti le sentiment européen décrit par Rousseau. Deux cent ans plus tard, nous sommes parvenus de nouveau à un point ou, de l'optimisme rousseauiste, un repli vers le national s'imposera, et s'imposera même de façon légitime.

En effet, il n'y a plus guère de cadre national, mais les cadres anciens (France, Allemagne, Royaume-Uni...) n'ont pas été remplacés par un cadre européen. L'Europe n'est pas un cadre défini, et nul consentement clair ne peut être invoqué à l'appui des décisions, pourtant de plus en plus nombreuses, qui se prennent en son nom. Nul ne peut connaître non seulement le contenu des normes produites à Bruxelles, mais encore même le processus de décision qui peut y conduire.

Ce qui a été ainsi perdu dans cette dissolution des cadres nationaux, c'est l'idée de justice. Dans le cadre national s'affrontaient précédemment des prétentions sociales, culturelles, régulées par un processus démocratique connu de tous. Les arbitrages rendus, au Parlement, par le Président, pouvaient être considérés comme justes car rendus par une instance légitime2.

Ce vide de légitimité renvoie chacun à son identité « seconde ». Dans la nation, le citoyen se choisit toutes les identités communautaires voulues (religieuse, culturelle) mais jouit, en plus, de son identité nationale – on était catholique et français pour reprendre l'exemple donné par Pierre Manent, maintenant que la citoyenneté française est de si peu de valeur, on reste catholique, point. Il ne reste ainsi aujourd'hui qu'une foule d'identités « de deuxième rang », qui s'affrontent et se concurrencent – incidemment aussi dans l'espoir d'être reconnues par le pouvoir national émergent de Bruxelles.

Dans cette concurrence des identités Bruxelles ne peut pourtant pas prétendre jouer un rôle d'instance de régulation légitime. Au niveau européen, la CJCE avance doucement des dispositions dont chacune, à tout instant, lorsque ses conséquences concrètes sont découvertes, donne à douter de la légitimité de l'ensemble institutionnel dont elles découlent. De la même façon, l'existence de la directive Bolkestein a été découverte de façon presque subreptice.

Les instances communautaires sont donc en concurrence directe mais inassumée avec les états nations qui constituent l'Union, sans que ce débat soit clairement posé, et dans des domaines sans cesse plus importants. Il y a un risque croissant, à la mesure des prétentions nouvelles du niveau communautaire, que dans ce vide de consentement, la force ne vienne compenser l'injustice : sans aller jusqu'à imaginer l'équivalent d'une guerre de sécession, nous pourrions, lorsque le premier chasseur de palombes refusant de se plier à une directive sera jeté en prison, voir se multiplier les attentats ou autres manifestions irrédentes.

Si bien qu'aujourd'hui, exiger l'arrêt d'une intégration européenne croissante et sans principe, ce n'est pas défendre un particularisme culturel franchouillard, mais exiger le respect d'un principe universel de justice et de démocratie, qui veut que l'exercice démocratique se déroule dans un cadre délimité et connu de tous.


Cf. également une note sur le dernier ouvrage de Pierre Manent, la raison des nations, également quelques extraits d'une interview au Monde, d'une autre à Libé.

 


1 Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1771
2 Ils le sont toujours, mais ce qu'ils ont perdu est l'effectivité, tant le champ de compétences européen s'est élargi, principalement dans le domaine économique.


 
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C
La sagesse ne semble pas pouvoir s'imposer à l'homme et tant d'explosions d'empires plus ou moins brutaux ont été oubliées. Alexandre a tenté d'imposer la civilisation aux barbares et n'a obtenu qu'un nouveau morcelé et cupide. il a commis le même péché d'orgueil que notre vielle Europe donneuse de leçon.Aimer la différence est a mon avis la seule garantie pour nos démocraties. La construction d'un club n'est autre q'un nouvel apartheid, à moins que la vrai raison ne soit l'asservissement consumériste qui soit recherché. 
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E
Bonjour, il est intéressant de mettre en regard de cet article, celui de Justine Lacroix (http://www.laviedesidees.fr/Une-citoyennete-europeenne-est.html) qui explique que la citoyenneté européenne passe pas le droit et non pas par une participation au pouvoir. C'est balot, on était passé à côté ! Première question cependant : qui fait le droit ? Elle met en regard l'exemple américain, sauf que là bas les choses sont claires. Tout en haut de la pyramide, il y a la cour suprême où les juges sont nommés par le président qui est élu par le peuple. Donc, assez simplement, le droit émane du peuple. Ce que l'on oublie aussi souvent, c'est que ce système se répercute au niveau des états : il y a une cour suprême dans chaque état qui crée de la jurisprudence pour son état et qui est elle-même issue du peuple. En outre, aux Etats-Unis, chaque juge "make the law", ce qui signifie qu'il a une capacité d'interprétation, et que, par ailleurs, beaucoup de juges locaux, à commencer par les shérifs ... sont élus. Le tout reposant sur les racines simples de la constitution et des amendements. En gros, le droit vient du peuple. Ce qui gène avec cette conception du droit européen qui s'applique à tous les Européens et que l'on est train détendre généreusement à tous ( la révolution de l'universel à commencé et l'Europe en est son héraut !), c'est justement que l'on ne sait pas d'où il vient. Avec ce genre d'article, assez sinueux et abscon, j'ai toujours l'impression que l'on me réexplique le droit divin. Enfin, petite remarque qui me vient à l'esprit à chaque fois que j'entends un europhile français, type justine, m'expliquer que l'Europe c'est bien parce qu'elle donne des droits à tous le monde dans le monde et qu'il faut bien la faire en Anglais parce que les "langues vernaculaires" sont un obstacle à la formation d'une Europe politique : pourquoi ne sont-ils pas plus motivés par la Francophonie ? Elle a plein d'avantages pourtant. UNE langue sert de moyen de communication, elle regroupe 50 états sur 5 continents, donc elle est plus mondiale que l'Europe. Elle serait donc mieux placée pour donner des droits à tout le monde dans le monde (l'idée d'un passeport francophone est dans le cartons depuis longtemps) et réaliser cette déconnection de la nationalité et de la citoyenneté à une échelle plus grande que la petite Europe (même 27 états c'est tout riquiqui!). Et si la francophonie fait trop franchouillard ou trop veil empire colonail à leurs yeux, il existe toujours l'Union latine, ce n'est plus une mais 5 langues bien définies (dont les Roumains) et proche, une communauté culturelle, et 35 pays sur plusieurs continents. Alors, pourquoi l'Europe ? Quelques explications me viennent à l'esprit: le racisme ou, pire, le paternalisme humanitaire : dans ses organisations, il faudrait négocier avec des basanés sur un pied d'égalité (la Francophonie, par exemple, c'est tout sauf la France et aller dire à nos voisins brésiliens - au sein de l'Union latine - qu'ils n'ont cas écouter ce qu'on leur dis ). Il vaut mieux rester entre Européens et leur filer des droits (parce qu'on est gentil!) venus d'on ne sait d'où (c'est là où est le parternalisme, à mon sens), ou bien les inféoder via les ACP ou l'OMC que nous contrôlons avec nos amis américains (et vive l'Union occidentale de Baladur !). L'Europe, à mon avis, c'est aussi le vieux mythe des "frontières naturelles" ou de la "frontier" à l'américaine : l'Europe s'étend vers l'Est comme les Etats-Unis vers l'Ouest en apportant la bonne parole. On va faire "les Etats-Unis d'Europe" (trop classe, isn't it?).Et il ne faut plus être persifleur pour dire que l'Europe de Bruxelle est une extension à l'Est de l'idée de frontière américaine.  Ces gens là, monsieur, ne veulent plus de la Nation mais reste néanmoins prisonnier d'une certaine idée de la géographie et de l'ethnique. Otto de Habsbourg-Lorraine, en défendant l'idée d'Empire européen, est finalement plus franc. De façon abrupte, j'arrête ici ce long commentaire.
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G
Toute pensée se formule avec des mots, et ces mots sont organisés ensemble en phrases qui pour la pensée forment des réflexions ; ce dernier mot est déjà en soit révélateur puisqu'il n'aurait pas son exacte place en Allemand.Ces mots, ces phrases dont nous usons pour nous représenter le monde sont ceux de notre langue maternelle, et jamais d'aucune autre.Notre monde, globalisé, notre village mondial est en fait différent selon qu'il est décrit en Français ou en Slovaque; parler de république à un suédois ne provoquera pas d'écho en lui, et la nuit du 4 aout n'arrachera guère de larmes à un Lord de sa gracieuse majesté.Mais plus encore traduisez dans les 24 langues de Bruxelles (plus il y en a et plus c'est l'anglais qui domine) cette phrase :"Bruxelles avec ses lendemains qui chantent, porte l'espoir d'un horizon bleu-france, de nuées ardentes, saupoudrant, de ci de là, une fleur d'égalité, un soupçon de fraternité et jamais de liberté ; c'est une Europe, une chance, LA chance personnifiée, qui de nos virils états-nations fait les moutons tranquilles de la mondialisation heureuse ..."Faites expliquer la phrase traduite dans les diverses langues, puis demandez à d'autres traducteurs de reconstituer la phrase en Français; vous verrez c'est instructif.Pour chacune des langues les champs lexicaux seront divers pouvant donc tirer le sens dans des directions parfois opposées ; mais ce n'est pas qu'une question technique, c'est véritablement une représentation, une description, une réalité diverse.l'Europe est vivante de cette diversité, elle meurt de l'uniformisation Bruxelloise.Les efforts constants, déloyaux, obscènes que font les minables élites économiques "européennes" formées de crétins assensuels et incultes pour imposer l'anglais dans les entreprises naissent du constat que cette diversité s'oppose à la constitution de l'espace apolitique et décérébré dont les européistes rêvent. Une aristocratie mercantile et anglo-saxone et des baronnies / euro-régions à l'horizon étriqué, voilà leur programme !Il n'y aura jamais d'Europe démocratique parce qu'il n'y a pas d'espace politique et culturel européen, et il ne peut y en avoir du fait même que l'Europe est diverse.Les démiurges de Bruxelles se muent peu à peu en apprentis sorciers.C'est parce que j'aime l'Italie et le Portugal que je suis contre l'Europe ; la vraie xénophobie c'est de vouloir faire disparaitre l'étranger, l'étrange est , et dois demeurer.
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