La lettre volée

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Wendy Brown. Les habits neufs de la politique mondiale

wb.jpgUn livre lu il y a trois ans et dont je garde un excellent souvenir. La thèse principale est la suivante, en forçant le trait : il s'agit d'inviter les gauchistes à ne pas considérer que, le cadre libéral des institutions étant acquis, on pourrait se permettre d'oublier de le défendre. Car ce serait, selon elle, une grave erreur que de croire que la démocratie élective, même limitée, dans le cadre d'un état de droit, est une donnée pérenne.

Pour Wendy Brown, les progrès du néolibéralisme conduisent en effet à ne conserver de la démocratie que le mot, en la vidant de toute substance.

Ce qu'elle souhaite mettre en avant se déduit de la distinction qu'elle fait entre libéralisme et néolibéralisme.

Pour elle, le libéralisme est un idéal régulateur, qui a la vertu de marquer la différence entre économie et politique :

"La démocratie libérale, vis-à-vis de l'économie capitaliste, est, du moins potentiellement, un Janus à deux visages : alors même qu'elle encode, reflète et légitime les relations sociales capitalistes, elle leur résiste, les contre et les tempère dans le même mouvement.

Plus simplement, la démocratie libérale a ouvert, au cours des deux derniers siècles, une modeste brèche éthique entre économie et politique. Même si la démocratie libérale fait siennes nombre de valeurs capitalistes (les droits de propriété, l'individualisme, les postulats hobbesiens qui sous-tendent tout contrat, etc.), la distinction formelle qu'elle établit entre les principes moraux et politiques d'une part et le système économique de l'autre a également servi de rempart contre l'horreur d'une vie intégralement régie par le marché et mesurée par ses valeurs."

 

Le néolibéralisme n'est pas un libéralisme poussé, ou un libéralisme radical, c'est autre chose :

"Si la rationalité néolibérale met le marché au premier plan, elle n'est pas seulement - et n'est même pas d'abord - centrée sur l'économie ; elle consiste plutôt dans l'extension et la dissémination des valeurs du marché à la politique sociale et à toutes les institutions, même si le marché conserve sa singularité. [...]

Le néolibéralisme est un projet constructiviste : pour lui, la stricte application de la rationalité économique à tous les domaines de la société n'est pas un donné ontologique ; il oeuvre donc, comme on va le voir, au développement, à la diffusion et à l'institutionnalisation de cette rationalité. [...] L'Etat ne doit pas seulement s'intéresser au marché, il doit penser et se conduire comme un acteur du marché, et ce dans toutes ses fonctions, y compris la fonction législative."

Dans un billet sur les européennes, j'avais d'ailleurs, avec ces citations en tête, défendu l'idée que l'état européen est un état activement néolibéral. D'où d'ailleurs, l'idée que n'étant pas un état libéral classique, il n'est pas réformable : il ne peut, structurellement, y avoir d'Europe "Autre", puisque les instruments d'un changement sont absents - plus encore qu'aux Etats-Unis (d'où ma sévérité constante sur le Front de gauche et autres alter-européens, qui n'ont pas compris que le régime qu'ils croient affronter n'est pas un état démocratique comme en France, juste plus grand. C'est autre chose, probablement la construction néolibérale la plus achevée).

Pour revenir à Brown, elle insiste sur l'importance de dégager la cohérence du projet néolibéral. Il ne s'agit pas simplement d'une politique libérale classique un peu plus favorable qu'une autre aux entreprises, ou aux banques. Il s'agit d'une conception entièrement différente de la politique, extérieure aux cadres démocratiques qui sont comme des catégories kantiennes pour le citoyen européen moyen.

Encore que l'on puisse s'interroger sur le futur citoyen moyen. J'avais vu Aurélien Bellanger, jeune écrivain français, déclamer son désintérêt pour la politique. Sachant qu'il a rédigé un livre plus ou moins  la gloire d'un personnage qui pourrait être Xavier Niel, il y a de quoi s'inquiéter sur le paradigme politique qui pourrait être défini par/pour les jeunes générations : branche-toi sur ta box, consomme et ferme-la ! Si l'Europe triomphe un jour ce sera d'avoir converti au bellangisme l'ensemble de ceux qu'elle continuera à appeler "citoyens" par simple ironie.

Vu par Wendy Brown : "Dans un contexte néolibéral pleinement réalisé, les citoyens seraient tout sauf préoccupés du bien public ; ils formeraient à peine un peuple. Le corps politique n'est plus un corps, mais bien plutôt une collection d'entrepreneurs et de consommateurs individuels..."

Bellanger est un écrivain néolibéral parfait de ce point de vue, et le bon européen pareil : son vote ne compte pas, il suffit qu'on le sonde et que ses représentants communautaires et ses employeurs soient consultés par l'exécutif.

Pour Wendy Brown, le néolibéralisme est forcément opposé à la démocratie : d'un point de vue strictement mercantile, la délibération et les procédures de la démocratie sont une perte de temps, un non-sens. Tout comme le principe de la souveraineté des états - si l'on m'autorise une phrase sans verbe.

Il est frappant, sur ce dernier point, de voir combien les interventions militaires américaines que regrette Wendy Brown, en Afghanistan ou en Irak, sont dénoncées par cette féministe "gauchiste", comme avant tout des atteintes au principe de souveraineté nationale. Preuve qu'il doit bien avoir quelque valeur psoitive ?

Pire, le fait que personne ne songe à incriminer Bush pour ses atteintes à l'ordre public international, à la légalité interne et externe, est, pour Brown, la marque inquiétante de la domination massive de la pensée néolibérale : puisque l'Irak a été converti de force à la religion du marché, la seule qui compte, tous les moyens qui ont permis de parvenir à cette fin sont légitimes. La construction d'un état de marché est la première valeur, la valeur cardinale, du néolibéralisme.

Il faut s'imprégner de cette différence de nature pour bien comprendre que, du coup, il est inutile de dénoncer la collusion entre droite et les entreprises, par exemple. Dans un monde néolibéral c'est plutôt l'absence de collusion qui est une faute.

Brown invite donc la gauche à ne pas se contenter de défendre les droits formels ou les acquis de la social démocratie sans en défendre les valeurs constitutives.

Il convient de défendre positivement des valeurs comme les droits individuels, le partage du pouvoir, la démocratie vécue, l'accroissement du bien-être concret des citoyens (comme quand Najat Vallaud-Belkacem annonce vouloir s'attaquer aux horaires décalés , et à l'inverse de la situation où, à travers le "choc de compétitivité", même amorti, on met l'ensemble de la société au service des entreprises).

*

La fin du livre est consacrée à un deuxième thème, moins important mais intéressant. Wendy Brown y distingue néolibéralisme et néoconservatisme. L'un et l'autre se rejoignent pour prôner un monde d'individus obéissants. Le néolibéralisme parce que l'obéissance au marché doit faire loi ; le néoconservatisme en partie parce que l'homme doit être obéissant à des valeurs morales dont l'autorité vient de leur origine divine. Les deux camps sont donc distincts mais leurs intérêts peuvent converger contre une gauche qui voudrait redonner à l'homme un rôle d'acteur démocratique (pour être juste, il existe également une droite, gaullienne, attachée à la fois à l'individu et à une certaine forme de délibération, attachant au suffrage une valeur cardinale. Tout comme existe une gauche profondément néolibérale).

On pourrait croire que le débat vaut surtout pour la société américaine, mais à mon sens, cette convergence explique aussi le succès d'opinion (initial) de la construction d'un état européen. Les néolibéraux et l'impulsion américaine de départ, qui demeure, assurent la prépondérance du marché. Un camp chrétien, ou démocrate-chrétien, s'y rallie parce que profondément, la politique chrétienne est vécue sur un mode pastoral : le bon berger guide son troupeau, et ne lui demande en aucun cas de se mettre à délibérer. Le compromis parfait entre les deux camps doit conduire à un pouvoir très centralisé mis au service du marché.

On lira en ce sens le texte de Padoa Schioppa qui s'inscrit dans cette filiation chrétienne et pastorale. On notera également que Paddoa Schioppa était un pilier du think tank français Notre Europe (Lamy, Delors, Guigou, Bourlanges...)

baron-noir-renier-signature.jpg

 

Un très bon livre. Lisez-le, vous m'en direz des nouvelles.


 

 

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F
<br /> mais une grande partie du libéralisme politique, aux etats unis du moins, est à l'extreme gauche. Le problème du rapport au droit que tu soulèves comprend deux branches. Il y a le refus du droit<br /> positif qui à mon sens concerne aussi une bonne partie du libéralisme politique (cf Thoreau sur la résistance civile) mais place les droits individuels au dessus de tout, et le refus du droit qui<br /> va jusqu'au règne de la violence collective qui, lui, concerne le jacobino-stalinisme.<br />
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E
<br /> si tu reconnais une différence entre libéralisme politique et libéralisme économique on peut imaginer qu'elle recoupe celle de WB entre libéralisme et néolibéralisme.<br /> <br /> <br /> Je ne rattache pas bellanger aux libéraux justement mais aux néolibéraux.<br /> <br /> <br /> par ailleurs sur adam smith c'est peut être un économiste libéral mais pas forcément un libéral économiste au sens où il méconnaitraît le rôle de l'état et du droit.<br /> <br /> <br /> pour wb je doute qu'elle ne soit pas une référence académique même si elle est assurément moins bien connue que walzer. elle est prof à berkeley entre autres, et compagne, me dit wikipedia, de<br /> judith butler.<br /> <br /> <br /> pour le reste, il ne me semble pas illégitime de faire un distinguo entre un courant libéral qui reste attaché à l'état de droit, et un courant qui prétend pouvoir s'en passer, au nom du marché.<br /> il me semble que la structure même de l'UE illustre ce que peut être une structure gouvernementale de type néolibéral : les décisions y sont irréversibles, le marché doit prévaloir<br /> systématiquement sur l'intérêt public et le suffrage est considéré comme un obstacle bien plus qu'un instrument de décision.<br /> <br /> <br /> il me semble donc que la distinction qu'elle fait est opérante. et notamment qu'elle a raison de pointer un travers de l'extrême-gauche ou même de la gauche en général, qui est celui de négliger<br /> l'importance de la notion d'état de droit. je suis notamment toujours gêné par les appels à la désobéissance, les faucheurs d'ogm et autres démonteurs de mcdo.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br />
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F
<br /> Si je puis me permettre, très humblement, je connais les thèses de ceux qui prétendent que le néo-libéralisme n'a rien à voir avec le libéralisme, et je ne suis pas convaincu, désolé...<br /> <br /> <br /> Il est vrai qu'historiquement il y a deux branches du libéralisme : le libéralisme politique et le libéralisme économique. Le premier implique un fort dévouement à la chose publique, que l'on se<br /> reporte par exemple à la "Révolution de Saint" de Michael Walzer (oui, je sais, je le cite tout le temps, c'est une marotte chez moi, mais c'est une référence académique, ce que n'est pas, je<br /> crois, cette Wendy Brown). Alors que le libéralisme économique implique un égoïsme sacré.<br /> <br /> <br /> Je suis peut-être borné, mais je ne vois pas en quoi ce "néo-libéralisme" du XXe siècle serait opposé au libéralisme de ceux qui, disons entre 1750 et 1850, n'avaient à la bouche que la fable des<br /> abeilles de Mandeville... En quoi ce fameux grand écrivain Aurélien Machin, serait uniquement le rejeton du premier et non des seconds. Je crois au contraire qu'il y a une très grande continuité<br /> du libéralisme ECONOMIQUE d'Adam Smith jusqu'à nos jours, et ce quoique, jusqu'aux année 50, il est vrai, le libéralisme économique se soit montré plus timide sur la question de la souveraineté<br /> nationale qu'il ne l'est aujourd'hui (où il la méprise ouvertement) - mais quand on regarde bien déjà au XIXe siècle le libéralisme économique était anti-militariste, anti-colonialiste etc, c'est<br /> à dire qu'il jouait déjà contre les souverainetés nationales, même s'il ne l'assumait pas complètement.<br /> <br /> <br /> Et en réalité, c'est une constante dans le monde anglo-saxon de voir le libéralisme politique d'extrême-gauche (qui suppose un très gros développement du "Surmoi" pour user d'une expression<br /> désuète du freudisme) courir après le cynisme "décomplexé" du libéralisme économique en essayant de le "moraliser".<br /> <br /> <br /> Le problème de l'extrême-gauche, à mon sens, et toujours le même depuis trois siècles (depuis Rousseau). C'est, pour schématiser, que la seule alternative à sa course essoufflée après le<br /> libéralisme économique, c'est le jacobino-stalinisme (bon j'use de ce terme de schématique pour balayer un spectre qui va du refus timide des lois du marché - la loi du maximum en 1793 - à son<br /> refus "décomplexé" dans les années 30). Jacobino-marxisme qui englobe des courants très variés, du socialisme athée, à des formes de christianisme primitif conscientes ou non (je repense au beau<br /> mot de Flaubert sur la Commune de Paris comme irruption du Moyen-Age en pein XIXe siècle). Mais le problème c'est que le jacobino-marxisme tue le libéralisme politique en même temps qu'il liquide<br /> la logique du libéralisme économique...<br />
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E
<br /> merci !<br /> <br /> <br /> pour le front de gauche, leur position sur l'europe aux dernière nouvelles c'est de l'amender et en attendant de faire ce que l'on veut. une sorte de désobéissance civile. pour moi c'est se<br /> tromper de cible. il ne s'agit pas de faire valoir des principes de justice contre la loi, comme antigone, mais de rétablir un cadre légal dans lequel le débat politique peut déboucher sur des<br /> décisions politiques tantôt à gauche et tantôt à droite (un cadre libéral). le FG s'en tient à contester le néolibéralisme sans dire ce qu'il souhaite, à part une hypothétique "autre europe".<br /> mais c'est un débat interminable qui ne doit pas empêcher de lire ce bouquin !<br /> <br /> <br />  <br />
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O
<br /> Un très bon article dont je garderai un excellent souvenir. Sauf le passage contre le front de gauche ( qui est d'ailleurs un front, donc très divers)  , totalement infondé<br /> Et quii donne envie de lire Wendy Brown<br />
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