La lettre volée

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Frédéric Schifter, le bluff éthique

schifter.jpgFrédéric Schifter est philosophe. Il n'aime pas les donneurs de leçons, surtout pas de leçons de morale.

Il écrit bien et a la dent dure, donc ça se laisse lire. D'autant plus qu'il s'agit d'une petite leçon de philo ou, partant des philosophes grecs, on remonte jusqu'à BHL, en décrivant l'opposition entre ceux qui aimeraient plier le monde à leurs fantasmes, et ceux qui se satisfont de la dure réalité.

"Nul compromis ou juste milieu envisageable entre, respectivement, l'habileté verbale à n'évoquer et ne louer que ce qui devrait être en déniant et condamnant ce qui est, et le génie poétique à exposer, voire à surexposer, ce qui est en restant indifférent à l'égard de ce qui devrait être."

Où le livre, qui commençait comme une dénonciation des sophistes, tourne à l'assaut de la philosophie par la poésie. Le style est à cheval entre Philippe Muray et Clément Rosset (c'est en "devoir indolore" [...] qu'une éthique du coeur, engagée et festive, le gnangnan, s'inscrit volontiers dans l'emploi du temps des hypermodernes et vient enrichir leur programme d'épanouissement individuel).


L'intention de Schifter est sans doute la mieux exposée dans celle qu'il prête à Socrate : "La question, pour lui, n'est pas de trouver du sens au réel - qui n'en a pas -, mais de donner du sens au langage - qui en a trop." (de là sans doute l'opposition relevée plus haut entre philosophes et poètes). Il poursuit avec un autre désenchanteur, Wittgenstein : "Le but de la philosophie est la clarification des pensées. [...] La philosophie n'est pas un enseignement mais une activité [...] qui consiste essentiellement en "élucidations". Le résultat de la philosophie, ce ne sont donc pas des "thèses philosophiques", mais la clarification des thèses qui autrement seraient troubles et confuses."

Tout est dit, ou presque, à ce sujet, dans la première partie. Dans la seconde, Schifter est virulent avec Sartre, BHL, Camus même, Spinoza, tous, à un degré ou à un autre, rejetant le constat de ce qui est pour se tourner vers des idées plus réjouissantes, mais irréelles (ses héros à lui sont plutôt Epicure, Montaigne, Gracian, Hobbes...) Il n'échappera pas au lecteur que, ce faisant, Schifter rejoint en partie ceux qu'il critique en déplorant leur verbiage, au lieu de se contenter de l'ignorer. Ceci est sans doute la limite de l'ouvrage.

Autre point gênant : il me paraît difficile, et trop rapide, d'écrire "qu'il va de soi [...] que non seulement la morale ne peut être la source du droit positif, mais que c'est bien le droit positif qui fonde la seule morale possible et réelle". Ca mériterait un passage par Léo Strauss et Hans Kelsen par exemple, pour un débat qui n'est sans doute pas si simple...

Il reste que comme Schifter a un vrai style, enlevé, ça se laisse lire. Et on a droit à un vrai florilège de citations intéressantes (intelligemment contextualisées pourrait-on écrire). Ainsi cette réplique de Socrate à Nicias, qui pourrait servir de devise aux trolleurs qui viennent torturer de commentaires pervers l'auteur d'un billet de blog (pas chez moi, ici les lecteurs sont plutôt courtois) :

"c'est parce que j'attends de mes interlocuteurs qu'ils désembrouillent ma propre pensée que je leur demande des éclaircissements de vocabulaire."


Ou celle qui clôt le livre, qui sonne comme du Desproges : "alors que les optimistes ne plaisantent pas avec les motifs d'espérer en une existence moins tragique, les pessimistes ne se privent pas d'en rire".


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A
<br /> Eh, IJ, tu la fais remonter à quel philosophe, la pensée 68? A Lucrèce? :-)<br /> <br /> <br />
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I
<br /> L'ordre n'est qu'un cas particulier du désordre... Ils fument trop les mecs sur ce blog. La pensée 68 c'est fini les mecs ! Fin de la récré<br /> <br /> <br />
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A
<br /> Je me demandais.<br /> <br /> <br />
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E
<br /> Aucune. Il y avait de l'ironie dans ma dernière phrase.<br /> <br /> <br />
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A
<br /> Sans vouloir le trahir, je pense pouvoir dire qu'il vous répondrait sans doute que le style est nécessairement de droite. Comment lui en vouloir? Quand on est inapte à la croyance (quand, comme le<br /> dit le prince Salina dans Le Guépard, on n'a pas la faculté de se duper soi-même, qualité indispensable pour commander les autres), par paresse, dilettantisme autant que par hygiène intellectuelle,<br /> on peut difficilement se dire de gauche. Quelle importance?<br /> <br /> <br /> <br />
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E
<br /> <br /> Merci Archibald pour ces remarques. Content de le savoir eurosceptique (encore qu'en réalité c'est un simple signe de santé mentale)<br /> <br /> <br /> Je me suis rendu compte en rédigeant cette note de lecture que j'étais influencé par la fin de l'ouvrage, que j'ai trouvé moins bonne que le début en réalité. Je le trouve plus à l'aise dans les<br /> philosophes de l'antiquité (et Wittgenstein), que dans la philosophie politique classique.<br /> <br /> <br /> J'avais aussi lu avec plaisir "sur le blabla et le chichi des philosophes".<br /> <br /> <br /> Comme Muray ou d'autre, je reste un peu sur ma faim quand je cherche une idée positive. Je vois bien ce qu'il veut critiquer, moins ce à quoi il croit. Question de tempérament sans doute. Il<br /> m'est même venu l'idée qu'il pouvait être de droite...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> Serez-vous étonné, Edgar, d'apprendre qu'en privé (en public, il dédaigne la politique), votre philosophe est aussi critique vis-à-vis de l'UE que vous pouvez l'être? Critique, ou plutôt<br /> fondamentalement sceptique.<br /> Je trouve son propos fort bienvenu, d'autant qu'il m'a permis de connaître Lucien de Samosate et ses "philosophes à vendre". A une époque où chacun veut être le professeur (ou le gourou) du plus<br /> grand nombre, cela permet de respirer. En outre, son propos sur le "gnagnan" est très bien vu. Avec BHL en porte-drapeau.<br /> <br /> J'aurais pour ma part deux critiques à lui adresser. La première, c'est que son Socrate semble avoir lu Clément Rosset, surtout si on lit le dernier paragraphe de son dialogue (selon mon souvenir),<br /> qui est pour cette raison assez drôle.<br /> La deuxième sur la notion de "monde", qu'il veut renvoyer à la métaphysique. On pourrait, en lui opposant Nietzsche, lui objecter que refuser d'appeler le réel un "monde", c'est accorder trop<br /> facilement à l'esprit métaphysique que le réel doit se plier à la raison, constituer un tout parfaitement organisé pour mériter ce nom. L'ordre n'est qu'un cas particulier du désordre, soit. Mais<br /> n'est-ce pas cela, le monde? Pourquoi se plier aux exigences de ceux qui trouvent que pour mériter son nom, le monde ne doit pas se réduire à la somme des apparences, et au hasard que cela<br /> implique?<br /> A trop vouloir exclure ce terme, il donne parfois l'impression d'être l'idéaliste incorrigible dont parle Nietzche, celui qui, ayant dû renoncer à son idéal, "se fait de l'enfer un idéal" (cité de<br /> mémoire).<br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Tu devrais lire Russell un jour. Quoiqu'il soit dur à trouver en français<br /> <br /> <br /> <br />
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