La lettre volée

Notes et idées : Politique, Bandes dessinées, Polars, Media, Actualité, Europe...

Pierre Manent, toujours

Etonnant de voir la place qu'occupe discrètement Pierre Manent. Il est, sans avoir l'air d'y toucher, le seul noniste toléré par l'intelligentsia et les media traditionnels.
Voilà un homme favorable à une bonne entente européenne, libéral au point d'estimer que pour une part la redistribution s'accomode de déresponsabilisation, et qui pourtant a rejoint le camp des "affreux".

Il est donc toujours savoureux de lire les compte rendus de lecture de son ouvrage "la raison des nations", souvent édulcoré.

De même, ses rares interviews démontrent toujours, par les questions qui lui sont adressées, une suspicion étonnée de la part des journalistes. Et Manent de répondre avec ironie, humour, mais toujours une grande pertinence.

Je me permets de reproduire certains extraits de la dernière, dans Libé le samedi 24/6.

Q. : N'est ce pas pourtant l'originalité de l'UE que d'être un empire qui se construit
démocratiquement avec des Etats renonçant volontairement à une partie de leur
souveraineté ?

PM : C'est effectivement un phénomène extraordinaire si on le regarde avec les yeux de l'amour :
l'Europe est alors une façon de vivre ensemble, sans peuple mais avec des règles intelligemment
conçues et auxquelles on obéit intelligemment, fondées sur des valeurs communes et permettant deproduire une nouvelle civilisation... La démocratie nationale a en effet cet inconvénient majeur
qu'elle dépend du peuple et de ses humeurs. Avec l'Union européenne, nous avons une démocratie sans peuple, un despotisme éclairé sans despote qui se fonde sur des règles auxquelles on ne peut pas ne pas adhérer. C'est tentant pour tous ceux qui se jugent les seuls «rationnels et industrieux»...

Depuis vingt ou trente ans, il était entendu que la solution de tous nos problèmes était dans «plus
d'Europe». Cette réponse était déjà incantatoire, elle est aujourd'hui parfaitement oiseuse car
personne ne veut ni ne peut faire «plus d'Europe», surtout pas les «nouveaux». Il faut revenir à cette idée que les problèmes de la France, comme ceux de n'importe quel autre pays, sont d'abord ses propres problèmes et qu'il n'y a pas de «solution européenne». L'UE peut aider à les résoudre, comme d'ailleurs en compliquer la solution, mais elle ne peut se substituer au gouvernement national. Personne ne marquera des buts pour nous ! Quand la crise nous saisit, c'est en nous-mêmes qu'il faut trouver les ressources.

Q : Vous estimez donc que la démocratie ne peut s'exprimer pleinement que dans le cadre de
l'Etat-nation ?

[là, visiblement, le journaliste fait des efforts pour ne pas demander qu'on le pince]

Il faut en tout cas que le moment national ne soit pas oublié. Nos nations en tout cas, les nations
fondatrices sont des nations amicales vis-à-vis de l'Europe et ouvertes les unes aux autres. Les
électeurs qui ont voté «non» au traité constitutionnel à part quelques franges ne sont pas des
xénophobes et n'ont rien contre les Allemands ou les Espagnols. La campagne contre «le plombier polonais» a montré l'existence d'un certain protectionnisme social, mais c'est autre chose. Il s'agit de réarticuler une ambition nationale sur la perspective européenne, mais cela n'est possible que si nous avons le sentiment que notre action influe sur notre sort. Ce qui est démoralisant, c'est que nos votes les plus explicites sont déclarés vains par ceux qui sont censés nous représenter. Le peuple français, le peuple hollandais, que des importuns ! Avez-vous vu le commissaire Jacques Barrot, excellent homme au demeurant, se confondant en excuses devant ses collègues après le «non» des Français au traité ? Nous sommes sur des rails, et vous pouvez hurler, casser les vitres, tirer le signal d'alarme, l'élargissement de l'Europe continue à un train d'enfer...

Q : Mais un peuple européen ne peut-il pas se constituer au travers de la construction européenne
et permettre le plein fonctionnement de la démocratie à l'échelle de l'UE ?

[le journaliste veut encore y croire et supplie qu'on lui laisse un espoir]

Je ne crois pas à la constitution d'un peuple européen par effet mécanique ou par décision
institutionnelle. Même les partis du Parlement européen comme le Parti socialiste européen ou le
Parti populaire européen ne constituent en fait que le regroupement de partis nationaux sous une
étiquette commune.
Aujourd'hui, après bientôt un demi-siècle de construction européenne, il est pour le moins
déprimant de constater que les sociétés des différents pays s'ignorent finalement plus qu'avant. On parle moins les langues des voisins, à part évidemment l'anglais. Ce que l'on appelle les progrès de l'Europe, c'est finalement la généralisation des moeurs et habitudes anglo-saxonnes ou scandinaves.
Il y avait naguère des débats vraiment européens, c'est-à-dire transnationaux, à propos de la
socialdémocratie ou de l'eurocommunisme. Tel ou tel «projet de société» servait de modèle ou de
repoussoir. Maintenant que le seul avenir de nos nations est de se fondre dans l'ensemble européen, elles n'attendent plus rien les unes des autres. Paradoxalement, leur insularité réciproque augmente.


Manent reste finalement prudent, mais j'aime ses analyses. Il ne craint pas de regarder dans les yeux les débiteurs de fariboles euro-neuneu et de les renvoyer à leur vide, de souligner que la construction européenne n'est qu'indifférence à l'égard des réalités nationales et adulation secrète des Etats-Unis et que la démocratie c'est d'abord de respecter le sentiment populaire.

Cette seule phrase : "Ce qui est démoralisant, c'est que nos votes les plus explicites sont déclarés vains par ceux qui sont censés nous représenter.", est pour moi la clé de l'élection de 2007. Celui qui l'entendra a de fortes chances de renvoyer Le Pen là d'où il n'aurait jamais dû sortir.

Post scriptum : comme j'ai, je pense, abusé du droit de citation, je colle une grosse pub pour Libé, histoire de compenser mon pillage par des milliers de lecteurs en provenance d'ici...


Lire aussi, sur Pierre Manent :

La démocratie sans la Nation
La raison des nations
Extraits d'une interview au Monde


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